Poutine met en scène le retour russe en Afrique

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Une quarantaine de chefs d’Etat sont reçus à Sotchi pour renforcer la coopération économique et militaire.

Rien de mieux pour faire tiquer un spécialiste russe de l’Afrique que d’évoquer un « retour » de la Russie sur le continent. « Nous avions une présence plus importante à l’époque soviétique, mais la Russie n’est jamais vraiment partie », plaide Alexandra Arkhanguelskaïa, spécialiste de l’Afrique australe au sein de l’Institut de l’Afrique à Moscou.

Et pourtant : en 1992, signant la fin de son ambitieuse politique africaine de la guerre froide, Moscou annonçait la fermeture de neuf ambassades et quatre consulats sur le sol africain ; vingt-sept ans plus tard, la Russie de Vladimir Poutine accueille en grande pompe son premier sommet africain, à Sotchi, sur la mer Noire.

Officiellement consacré aux coopérations économiques, l’événement a des allures de démonstration de force. Les 23 et 24 octobre, M. Poutine devait accueillir jusqu’à quarante chefs d’Etat de la région, soit bien au-delà des zones d’implantation traditionnelles russes en Afrique du Nord et Afrique australe.

« Ce n’est pas vraiment dans ce genre d’enceintes que se résolvent les problèmes, note Fiodor Loukianov, un analyste réputé proche du pouvoir. La portée est d’abord symbolique. » En d’autres termes, à l’heure où la Russie tourne le dos à l’Occident, il convient de montrer que les alternatives existent. « La logique est la même du côté des Africains, relève Tatiana Kastouéva-Jean, de l’Institut français des relations internationales. Une telle rencontre permet d’exciter la rivalité des autres puissances, notamment de celles qui ont des moyens bien supérieurs à la Russie. »

Relative fragilité

Si Moscou met parfaitement en scène ses amitiés africaines, la réalité de la présence russe sur le continent est encore limitée. Les échanges commerciaux entre les deux entités ont franchi en 2018 le seuil des 20 milliards de dollars, soit des niveaux comparables à ceux du Brésil ou de la Turquie, mais loin de la Chine (204 milliards) ou de la France (51,3 milliards d’euros). Se disant prêt à « entrer en compétition » avec d’autres puissances, M. Poutine assurait, dans un entretien à l’agence TASS le 21 octobre, que la Russie était prête à investir « des milliards de dollars ».

« Moscou n’a toujours pas de “politique africaine” à l’échelle du continent », nuance Arnaud Dubien, de l’Observatoire franco-russe, dans une note sur le sujet. Le Kremlin a su, ces dernières années, profiter des désengagements de ses rivaux, français et américain notamment. Pour autant, le renversement du Soudanais Omar Al-Bachir, le départ contraint de Jacob Zuma de la présidence sud-africaine ou les incertitudes en Algérie soulignent la relative fragilité des relais russes sur le continent, explique M. Dubien.

Et ce malgré de réels atouts de soft power, à commencer par les quelque 1,5 million d’anciens diplômés africains d’universités russes. L’implantation des médias d’Etat de Moscou (RT, Sputnik) en langues française, anglaise et portugaise, ou encore la popularité personnelle de M. Poutine auprès de nombreux Africains, servent aussi de point d’appui.

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Les entreprises russes sont très présentes dans le secteur extractif – diamants en Angola et au Zimbabwe, or au Burkina Faso et en Guinée, entre autres – et l’agroalimentaire. En revanche, le secteur traditionnellement fort pour la Russie des hydrocarbures est à la traîne, et les contrats faramineux régulièrement annoncés dans le nucléaire civil, avec des constructions de centrales par Rosatom, restent dans les limbes.

Une partie importante de l’activité russe en Afrique s’épanouit loin des projecteurs

« La Russie a des atouts : elle n’a pas les exigences de bonne gouvernance des Occidentaux, et sa diplomatie défend toujours les régimes en place, note Alexandra Arkhanguelskaïa. Mais elle ne peut plus jouer le rôle de “grand frère”, et encore moins s’imposer par des investissements massifs. » Pour la chercheuse, l’annonce de contrats dans l’énergie n’est toutefois pas à exclure à Sotchi, de même que la mise en place de mécanismes d’investissement pouvant inclure d’autres Etats, comme la Chine.

Si les attentes sont limitées, c’est aussi qu’une partie importante de l’activité russe en Afrique s’épanouit loin des projecteurs d’un tel événement. Il en va d’abord des ventes d’armements, premier vecteur du « retour » russe en Afrique, lorsque, en 2006, Moscou offrait à Alger un méga-contrat d’armes en même temps que l’effacement de sa dette. Le modèle a été réutilisé ailleurs et la Russie s’est imposée comme un vendeur majeur sur le continent, depuis les armes légères jusqu’aux hélicoptères ou aux systèmes de défense antiaérienne.

Plus secret encore, le rôle joué par les sociétés militaires privées, pourtant théoriquement interdites par la loi russe, est de plus en plus central, que ce soit comme têtes de pont d’investissements futurs ou pour les initiatives les moins avouables de Moscou sur le continent.

Déjà connu pour l’envoi de mercenaires en Ukraine et en Syrie, le groupe Wagner est ainsi apparu en pleine lumière après la mort en Centrafrique, en juillet 2018, de trois journalistes enquêtant sur l’entreprise contrôlée par l’homme d’affaires Evgueni Prigojine. Il est alors apparu que les contrats de coopération militaire signés entre Bangui et Moscou pesaient peu face aux activités souterraines du groupe, allant de la protection de la présidence à l’exploitation de mines de diamants en passant par la formation de troupes centrafricaines.

Contrôle de médias

Sans atteindre un niveau comparable à celui de ses activités centrafricaines, les spécialistes estiment Wagner présent dans au moins quatre autres pays – Libye, Madagascar, Soudan, Mozambique. En Libye, jusqu’à 35 hommes de Wagner seraient morts en septembre en combattant au côté du maréchal Khalifa Haftar, en rébellion contre Tripoli.

Selon plusieurs enquêtes, menées notamment par les sites d’investigation The Insider et Proekt, le groupe de M. Prigojine, qui opère en coordination avec les autorités russes, tente aussi de plus en plus régulièrement d’intervenir dans des élections africaines, en envoyant des « consultants politiques » ou en prenant le contrôle de médias de ces pays, comme ce fut, par exemple, le cas à Madagascar lors de l’élection présidentielle de janvier.

D’après des documents internes récupérés par le site Proekt en avril, les hommes de M. Prigojine ont également eu le projet de provoquer des tensions entre la France et les Comores à Mayotte. Ils ont aussi fait de l’activiste antisémite Kémi Séba, condamné plusieurs fois en France, une pièce centrale de leur dispositif, notamment en Afrique de l’Ouest. Selon une source diplomatique, des campagnes antifrançaises menées en Centrafrique ont, en revanche, été mises en sourdine à la demande de Paris.

Source: https://www.lemonde.fr

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