Avocats sans frontières : La loi d’Entente Nationale : une menace pour la paix, la réconciliation et les droits des victimes au Mali

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Avocats sans frontières Canada (ASFC) est une organisation non gouvernementale de coopération internationale, dont la mission est de contribuer à la mise en œuvre des droits humains des personnes en situation de vulnérabilité, par le renforcement de l’accès à la justice et à la représentation juridique. De concert avec ses partenaires, ASFC contribue depuis 2015 à la lutte contre l’impunité au Mali, et favorise la participation effective des victimes au processus de paix, notamment dans le cadre des travaux de la Commission vérité, justice et réconciliation (CVJR).

À travers son action, ASFC a été en contact avec les individus et collectivités qui ont le plus souffert de la crise qui secoue le Mali depuis 2012 et a appuyé des partenaires maliens dans plusieurs initiatives de mise en œuvre des droits humains à travers son projet  « Justice, prévention et réconciliation pour les femmes, mineurs et autres personnes affectées par la crise au Mali (JUPREC) ». C’est fort de cette expérience, et sur la base des normes de droit international applicables, qu’ASFC a fait une  analyse de la nouvelle  Loi d’entente nationale avec l’ensemble de ses intervenants concernés.

En rappel, la Loi 2019-042 portant Loi d’entente nationale (« la Loi ») a été adoptée par l’Assemblée nationale le 27 juin 2019, puis promulguée par le Président de la République du Mali le 24 juillet 2019, soit près d’un an qu’une première mouture du projet de loi eût été élaborée et débattue en conseil des ministres. À l’époque, les organisations de la société civile (OSC) s’étaient mobilisées contre ce dernier, et cette opposition avait convaincu le gouvernement de retirer le projet de loi de l’agenda législatif en décembre 2018. Pour atteindre son objectif affiché, qui est de favoriser la restauration de la paix et la réconciliation nationale, la Loi prévoit que les auteurs de certains crimes perpétrés pendant et dans le cadre de la crise de 2012 puissent faire l’objet d’une amnistie ou d’une grâce. Sont également prévues des mesures d’apaisement social, de réparation pour les victimes de ces crimes, ainsi que des mesures de réinsertion destinées aux ex-combattants, aux réfugiés et aux déplacés internes. La version de la Loi récemment entrée en vigueur comporte des amendements qui vont dans le sens de certaines des recommandations formulées en 2018 par les OSC dans le cadre de leur plaidoyer. Sans être insignifiantes, ces modifications demeurent cependant mineures et ne sont pas suffisantes pour faire de la Loi un texte conforme au droit international et un outil permettant aux victimes et à leurs bourreaux de s’engager dans une authentique démarche de réconciliation.

Éléments d’analyse par ASFC

De l’avis d’Avocats sans frontières Canada (ASFC), en raison de ses importantes faiblesses, la Loi risque de conduire dans les faits à l’amnistie d’auteurs de crimes considérés parmi les plus graves, et de ne pas assurer le plein respect des droits des victimes à la justice, la vérité et la réparation, en contravention des obligations internationales du Mali en la matière. La Loi n’identifie pas les crimes spécifiques qui entrent dans son champ d’application, ouvrant ainsi la porte à des interprétations divergentes. Ainsi, bien qu’elle exclue formellement de son champ d’application « les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, les viols, les conventions internationales et africaines relatives aux Droits de l’Homme et au Droit international humanitaire et tout autre crime réputé imprescriptible » (art. 4), la Loi précise par ailleurs qu’elle s’applique aux crimes ou délits prévus et punis par les conventions internationales (art. 3). Il s’agit là d’une contradiction qui ne manquera pas d’être exploitée par d’éventuels bénéficiaires qui souhaiteront se mettre à l’abri de poursuites pénales, indépendamment de la gravité des gestes qu’ils ont posés.

Pour ASFC , Il ressort de cette analyse que malgré quelques modifications bienvenues, la Loi d’entente nationale demeure incompatible avec le droit national et international, et contraire aux obligations internationales du Mali. ASFC est d’avis que si le gouvernement malien veut agir en pleine conformité avec les normes internationales pertinentes en la matière, il devra revoir de fond en comble le texte adopté en juillet 2019. Bien qu’un décret d’application puisse contribuer à bonifier la Loi, il n’en demeure pas moins que certaines de ses dispositions-clés, dont la mise en œuvre aura des effets contraires à l’objectif recherché, sont viciées de façon irrémédiable. La mise en œuvre de la Loi ouvrirait la porte à l’impunité pour des milliers d’auteurs de violations graves des droits humains. La question est d’autant plus pertinente qu’à ce jour, le bilan des efforts pour sanctionner les graves crimes commis dans le contexte de la crise de 2012 est presque nul, si l’on fait exception de l’intervention de la Cour pénale internationale, qui demeure du reste une justice d’exception.

Il est vrai que l’annonce de la création d’un Pôle judiciaire spécialisé (PJS) en matière de lutte contre le terrorisme et la criminalité transnationale organisée a généré de l’espoir. Si l’extension de la compétence du PJS aux crimes internationaux est aussi bienvenue, l’application de la Loi risque d’en annuler les effets escomptés : plusieurs des personnes qui devraient faire l’objet d’enquêtes, de poursuites et de jugements par le PJS pourraient en être prémunies par l’effet des amnisties. Dès lors, on peut se questionner sur la cohérence entre la Loi et le rôle qui était envisagé pour le PJS. En fait, la déclaration de l’Association des Procureurs et Poursuivants le 8 août 2019, déplorant la Loi et invitant les procureurs à ne pas l’appliquer, est de nature à générer beaucoup d’incertitude quant à l’application de la Loi. Elle met en relief les limites et le manque de clarté tels que relevés par les professionnels chargés de sa mise en œuvre. En l’absence de dispositions claires expliquant comment les auteurs présumés de crimes internationaux devraient répondre de leurs actes devant les tribunaux, comme cela a été fait ailleurs dans le monde, et sans que des ressources conséquentes soient fournies à la justice pénale pour qu’elle puisse établir la responsabilité pénale de ces auteurs, la Loi renforcera une impunité déjà pratiquement totale, niera les droits des victimes et mettra en danger les objectifs fondamentaux de réconciliation et de paix durable.

Bokoum Abdoul Momini

Source : Maliweb

 

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