Ce n’est un secret pour personne que des crimes graves ont été commis à l’occasion et dans le contexte de la crise de 2012.
On s’attendait donc logiquement à ce que les auteurs et les complices de ces crimes soient poursuivis et traduits en justice.
Mais le gouvernement malien en a décidé autrement en faisant voter par l’Assemblée Nationale le 27 juin 2019, une loi dite d’entente nationale, laquelle a été promulguée par le Président de la république le 24 juillet 2019. L’objet principal de cette loi n’est ni plus ni moins que d’accorder une impunité totale aux criminels et à leurs complices. Aussi se pose la question fondamentale de savoir si et dans quelle mesure cette loi viole ou non le droit international. Analyse du Dr Salifou FOMBA, Professeur de droit international à Université de Bamako ; Ancien membre et vice-président de la commission du droit international de l’ONU à Genève ; Ancien membre et rapporteur de la commission d’enquête du conseil de sécurité de l’ONU sur le génocide au Rwanda ; Ancien conseiller technique au ministère des affaires étrangères, au ministère des maliens de l’extérieur, au ministère des droits de l’homme et des relations avec les institutions.
C’est le lieu d’attirer, clairement et définitivement, l’attention du lecteur non juriste sur le fait que du point de vue du droit international lui-même, c’est le droit international qui est supérieur au droit malien. En effet, il faut savoir que :
- le Mali a le devoir d’exécuter de bonne foi ses obligations nées des traites et autres sources du droit international, et il ne peut invoquer pour manquer à ce devoir les dispositions de sa constitution ou de sa législation.
- le Mali doit agir conformément au droit international et au principe selon lequel sa souveraineté est subordonnée à la primauté du droit international.
- au regard du droit international, la constitution et les lois maliennes ne sont que de simples faits n’ayant aucune autorité juridique particulière.
Bref, le lecteur trouvera dans cet article des informations sur les points suivants :
- l’octroi de l’impunité totale aux criminels par la loi : contradiction entre la loi d’entente nationale et l’accord pour la paix et la réconciliation, et contenu de la loi ;
- les principales critiques sur la forme et le fond de la loi : dialogue de sourds entre gouvernement et victimes, et ambiguïtés rédactionnelles de la loi ;
- les possibilités d’action juridique contre la loi : obligations du Mali en vertu de la résolution 60/147 AG – NU sur le droit à un recours et à réparation; violation du droit malien et du droit international ; attaque de la loi devant le juge malien et les organes des droit de l’homme de l’ONU et de l’UA ;
- le rejet de la loi d’entente nationale : un devoir pour les députes et les juges maliens ;
- le problème de l’amnistie et du pardon.
I – Impunité totale des crimes selon la loi d’entente nationale
A-Contradiction entre la loi et l’accord pour la paix et la réconciliation
Avant de décrire les contours de la question de l’impunité, tels qu’ils sont définis par la loi, il convient de relever une contradiction importante entre la loi et l’accord pour la paix et la réconciliation. En effet, s’il est clairement dit que l’accord est le fondement et le cadre de la loi, il se trouve que l’article 46 de l’accord prend au contraire le contrepied de la loi en soulignant l’engagement des parties a << mettre en œuvre une réforme profonde de la justice pour mettre fin à l’impunité >>. La loi vient donc contredire l’accord sur ce point important.
B- Contenu de la loi d’entente nationale
1-Les crimes visés par la loi
La loi accorde l’impunité pour les faits pouvant être qualifiés de crimes ou délits qui ont été commis à l’occasion et dans le contexte de la crise de 2012. Il s’agit des faits criminels ou délictueux qui sont prévus et punis par 1- le code pénal malien, 2- les lois pénales spéciales maliennes, 3- les conventions, et textes internationaux ratifiés par le Mali en matière de protection et de promotion des droits de l’homme. La loi vise clairement ici des crimes qui sont définis à la fois par le droit malien et par le droit international, mais sans s’embarrasser d’employer le qualificatif de crimes internationaux ou crimes de droit international.
2-Les crimes exclus par la loi
La loi ne s’applique pas aux crimes internationaux qui sont imprescriptibles, leur répression étant l’affaire de la communauté internationale, il est logique que les Etats ne puissent pas amnistier leurs auteurs, à savoir : 1- aux crimes de guerre, 2- aux crimes contre l’humanité, 3- aux viols, 4- aux conventions internationales et africaines relatives aux droits de l’homme et au droit international humanitaire. Commentaire : a-la terminologie de la loi n’est pas d’une limpide clarté ici, b-l’article 46 de l’accord pour la paix et la réconciliation, lui, parle a juste titre de « violations graves des droits de l’homme, y compris des violences sur les femmes, les filles et les enfants » c-habituellement, en ce qui concerne le droit international humanitaire, on fait une distinction entre d’une part les « infractions ou violations graves », et d ‘autre part les « autres violations » d- quant au droit international des droits de l’homme faute d’employer expressément les termes « crimes » ou « délits », il convient de dire « violation grave » ou « flagrantes » 5- tout autre crime réputé imprescriptible.
3-Les criminels visés par la loi
La loi accorde l’impunité aux criminels et à leurs complices, qui ont agi dans le contexte de la crise de 2012, en portant gravement atteinte à l’unité nationale, à l’intégrité territoriale et à la cohésion sociale.
Concrètement la loi vise les catégories de personnes suivantes :
- les membres des groupes armés signataires de l’accord pour la paix et la réconciliation ;
- les membres des groupes armes non signataires mais ayant adhéré à l’accord,
- les personnes concernées autres que celles visées à l’article 3 de la loi,
- les personnes recherchées à l’intérieur et à l’extérieur du territoire national, ce qui pourrait poser des problèmes d’extradition en droit international ;
- les personnes condamnées par défaut ou par contumace,
- les personnes détenues non condamnées définitivement.
4-Les criminels exclus par la loi
La loi exclut du bénéfice de l’impunité les personnes impliquées, directement ou indirectement, dans la commission des crimes imprescriptibles en vertu du droit international, à savoir :
- les crimes de guerre,
- les crimes contre l’humanité,
- les viols qui font d’ailleurs partie des crimes contre l’humanité.
- tout autre crime international déclaré imprescriptible.
Commentaire : peu importe que ces crimes aient été commis par des membres des forces armées maliennes, FAMA, ou par des membres de groupes armés non étatiques – signataires ou non de l’accord pour la paix, ces criminels et leurs complices pourront toujours être poursuivis et traduits en justice.
Les victimes et leurs ayants droit, pourront donc toujours porter plainte contre eux, soit devant le juge malien, soit devant le juge international selon le cas.
5-Conditions requises pour bénéficier de l’impunité
Les criminels et leurs complices doivent, pour bénéficier de l’impunité, remplir selon le cas, les conditions suivantes :
- en faire volontairement et individuellement la demande,
- cesser les actions criminelles,
- se présenter volontairement aux autorités compétentes et faire la déclaration de cessation,
- la déclaration doit porter sur :
- les faits commis ;
- les armes, munitions ou explosifs ou tout autre engin détenu ;
- remettre les armes, munitions, explosifs et tout autre engin dangereux ;
- agir dans un délai maximum de six mois à compter de la publication de la loi au journal officiel. Commentaire: l’application concrète de ces conditions peut se révéler plus compliquée et difficile qu’il n’y paraît
6-Moment et procédure de la décision d’impunité :
La décision d’accorder l’impunité peut être prise aux moments et selon les procédures suivants :
- dans la phase d’enquête préliminaire, c’est le procureur de la République qui prend la décision,
- dans la phase d’information judiciaire, c’est le juge d’instruction qui prend la décision,
- dans la phase de renvoi de l’affaire devant une juridiction de jugement, c’est celle-ci qui, à la diligence du procureur de la République ou du procureur général, prend la décision ; cette règle s’applique au pourvoi en cassation devant la cour suprême.
7-Bénéfice automatique de la grâce présidentielle :
L’article 25 de la loi d’entente nationale accorde la grâce présidentielle à toute personne condamnée définitivement pour avoir commis ou avoir été complice d’un ou plusieurs faits visés à l’article 3 de la loi, conformément aux dispositions prévues par la constitution.
8-Réparation des dommages causés aux victimes des crimes :
Les articles 28 et 29 de la loi d’entente nationale accordent le bénéfice automatique d’une réparation de l’Etat : 1- à toute victime ayant subi des dommages corporels, psychologiques, matériels ou financiers, 2- aux ayants droits de toute personne déclarée par les autorités compétentes << disparue >>.
9-Nature et conditions de la réparation :
C’est la commission vérité justice et réconciliation – CVJR – ou l’organe qui lui succède qui déterminera la nature et les conditions de la réparation.
10- Exclusion de la responsabilité civile de l’Etat malien :
La loi d’entente nationale précise clairement en son article 31 que la réparation prévue exclut toute autre réparation du fait de la responsabilité civile de l’Etat.
II- Principales critiques sur la forme et le fond de la loi d’entente nationale
Lorsqu’on regarde de près le texte de la loi d’entente nationale, dans son esprit et sa lettre, force est de constater qu’il prête le flanc à un certain nombre de critiques.
A-Un «dialogue de sourds » entre gouvernement et victimes
L’idée centrale qui sous-tend le texte de la loi d’entente nationale peut se résumer au dialogue de sourds ou plutôt au monologue suivant : « Moi gouvernement malien » :
- au nom de la paix et de la réconciliation nationale, je renonce définitivement à poursuivre et traduire en justice les criminels et leurs complices,
- je m’adresse à vous les victimes des crimes, pour vous demander, à votre tour, de renoncer définitivement à porter plainte contre les criminels devant la justice ;
- je vous accorde en contrepartie une réparation ;
- je vous demande de l’accepter et de vous en contenter ;
- je laisse le soin à la CVJR de déterminer la nature et les conditions de la réparation ;
- mais surtout, je vous interdis de m’attaquer devant le juge pour demander réparation au titre de ma responsabilité civile >>.
Critique :
- la loi d’entente nationale consacre ainsi le déni de justice, à l’encontre des victimes ;
- or, le déni de justice est contraire à la fois au droit malien – voir le code pénal article 155 – et au droit international, le principal acte juridictionnel internationalement illicite est le déni de justice.
- or, le fait d’empêcher les victimes d’engager la responsabilité civile de l’Etat est contraire au droit international, voir la résolution 60/147 de l’Assemblée générale de l’ONU et les règles pertinentes du droit humanitaire coutumier
B- Les ambigüités rédactionnelles de la loi d’entente nationale :
1-Critique de l’article 3
L’article 3 parle de « faits pouvant être qualifiés de crimes ou délits, prévus et punis par les conventions et textes internationaux ratifiés par le Mali en matière de protection et de promotion des droits de l’homme ». Cette rédaction n’est pas d’une limpide clarté, elle est critiquable pour les raisons suivantes :
- elle donne l’impression que les conventions et les textes internationaux relèvent de catégories juridiques différentes, il eût été préférable de dire simplement les textes ou instruments internationaux, pour ne pas tomber dans l’erreur du constituant français et par ricochet du constituant malien dans sa velléité de faire une différence technique entre le mot traité et le mot accord ;
- l’emploi du mot « ratifié » a une signification technique bien précise, il vise la seule catégorie juridique des traités ou accords en forme solennelle qui sont obligatoirement soumis à la procédure spécifique de ratification ;
- du point de vue de la terminologie, les traités internationaux en matière de droits de l’homme n’emploient pas en général les mots crimes ou délits, tel est par exemple le cas de la charte africaine des droit de l’homme ; mais on sait que dans la pratique, la doctrine et la jurisprudence préfèrent plutôt parler de violations graves ou flagrantes des droits de l’homme, même si cette expression n’épuise pas le besoin de précision plus technique; quant au droit humanitaire, les conventions de Genève de 1949 font une distinction entre les violations ou infractions graves et les autres violations. Bref, l’article 3 vise donc les crimes ou délits prévus et punis à la fois par le droit interne malien et par le droit international. C’est le lieu de rappeler que le fait que le droit malien ne punit pas un acte qui constitue un crime de droit international ne dégage pas la responsabilité en droit international de celui qui l’a commis. L’article 3 parle également de « faits qui ont gravement porté atteinte à l’unité nationale, à l’intégrité territoriale et la cohésion sociale ». Cette rédaction appelle les commentaires suivants :
- par cette phrase, parle-t-on simplement des conséquences sociales ou politiques desdits faits ;
- ou s’agit-il ici de critères supplémentaires de qualification juridique des faits, mieux de viser de véritables catégories juridiques de crimes ou délits, à savoir : le crime d’atteinte à l’unité nationale et à la cohésion sociale, et le crime d’atteinte à l’intégrité territoriale. Le problème est de savoir ici si de telles qualifications existent en droit positif malien et/ou en droit international positif. On soit qu’il existe en droit international des « crimes d’atteinte à la souveraineté et à l’intégrité territoriale ».On sait aussi que l’article 47 du code pénal malien a prévu le crime d’atteinte à l’intégrité du territoire.
2-Critique de l’article 4
L’article 4 parle, à propos des crimes exclus du champ d’application de la loi d’entente nationale, des : « conventions internationales et africaines relatives aux droits de l’homme et au droit international humanitaire ».
Cette rédaction appelle les remarques suivantes :
1-le mot international ne s’oppose pas ici au mot africain ; si techniquement parlant les conventions africaines sont bel et bien des instruments internationaux, il est de tradition que l’on mette l’accent plutôt sur la portée géographique, en faisant la distinction entre les conventions à vocation universelle et celles de portée régionale ;
2 – il eût été plus simple et clair de dire par exemple que : « sont exclus du champ d’application de la loi les crimes reconnus imprescriptibles par le droit international conventionnel ou coutumier de portée universelle ou régionale ». Il existe une convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité du 26 novembre 1968, qui est entrée en vigueur le 11 novembre 1970. On sait que le statut de la nouvelle cour africaine de justice et des droits de l’homme et des peuples du 27 Juin 2014, a prévu à l’article28A 14 crimes qui « ne doivent souffrir d’aucune limitation ».
Commentaire :
1–cela veut dire que :
a- les auteurs de ces crimes, quels qu’ils soient – membres des forces armées maliennes, FAMA, groupes armés signataires ou non de l’accord pour la paix et la réconciliation ; ne sont pas couverts par la loi d’entente nationale ; b- ils pourront donc être toujours poursuivis et traduits en justice, étant entendu que l’imprescriptibilité couvre à la fois la sanction et la peine,
2-le code pénal malien a introduit les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre dans le droit interne malien ; cependant la mention des crimes de guerre n’est pas d’une limpide clarté parce que :
- on constante que l’article 31 du code pénal ne reprend pas la distinction classique entre les crimes perpétrés dans le cadre des conflits armés internationaux et ceux commis dans le cadre des conflits armés internes,
- il se contente de citer les 34 crimes relevant des seuls conflits armés internationaux, en oubliant d’ailleurs la phrase introductive à cette catégorie,
- il ne contient donc aucune mention des 16 crimes relevant des conflits armés internes,
- d’où les questions suivantes : est-ce une erreur matérielle, est – ce un oubli, est – ce un choix délibéré, est-ce pour se débarrasser du fardeau judiciaire du conflit armé interne malien, est-ce pour trouver une échappatoire en s’abritant derrière l’argument du principe « nullum crimen sine lege » etc.
Commentaire : en tout état de cause, le Mali reste et restera lié par l’obligation de réprimer les crimes commis dans le cadre du conflit armé interne malien, pour les raisons fondamentales suivantes :
- même si le code pénal est muet sur les crimes liés aux conflits armés internes, le Mali demeure lié par les 4 conventions de Genève de 1949 et leurs 2 protocoles additionnels auxquels il est formellement partie depuis 1965 et 1989 le protocole II étant d’ailleurs consacré à la protection des victimes des conflits armés internes ;
- l’article 3 commun aux 4 conventions de Genève de 1949 qui contient les règles fondamentales minimales à respecter par les parties à un conflit armé interne, est désormais considéré par la doctrine et la jurisprudence comme reflétant le droit humanitaire coutumier, et est à ce titre applicable au Mali même en dehors de tout engagement conventionnel exprès.
3- Critique de l’article 15
L’article 15 de la loi d’entente nationale dit que ne sera pas poursuivie et traduite en justice : «toute personne concernée, autre que celles citées à l’article 3 qui se présente volontairement aux autorités compétentes et déclare cesser ses actions et remet les armes, munitions, explosifs et tout autre engin en sa possession ». La rédaction de l’article 15 appelle les remarques suivantes :
- la compréhension du sens de l’expression « toute personne concernée autre que celles citées à l’article 3 » n’est pas très claire ;
- que signifie l’expression « toute personne concernée »,
- plus fondamentalement, que faut-il comprendre par l’expression « autre que celles citées à l’article 3 » ;
- l’article 3 définit à la fois la portée ratione materiac et ratione personae de la loi d’entente, à savoir que celle-ci ne s’applique qu’aux seules personnes ayant commis des faits pouvant être qualifiés de crimes ou délits, prévus et punis par la loi malienne et la loi internationale, à la double condition que :
- ces faits soient survenus dans le cadre des évènements liés à la crise née en 2012,
- et qu’ils aient gravement porté atteinte à l’unité nationale, à l’intégrité territoriale et la cohésion sociale. En partant du fait que l’article 3 repose alors sur la règle du « numerus clausus », on peut s’étonner de voir que l’article 15 parle, encore et à contrario, de personnes concernées autres que celles citées à l’article 3. Il faudrait donc dévisager cette catégorie mystérieuse de bénéficiaire de l’impunité. On aurait pu logiquement penser que venant à la suite de l’article 14, le 15 voulait simplement ajouter à la liste du 14 la catégorie des membres des groupes armés qui n’ont ni signé ni adhéré à l’accord pour la paix et la réconciliation.
4-Critique de l’article 30
L’article 30 de la loi d’entente nationale dit que « la commission vérité justice et réconciliation CVJR ou l’organe qui lui succède déterminera la nature et les conditions de la réparation ». Cette affirmation appelle les commentaires suivants :
- en laissant le soin à la CVJR de faire ce travail important, c’est l’incertitude et l’inconnu pour les victimes ;
- le texte ne précise pas s’il s’agira d’une réparation pleine et effective, ni ne donne aucune indication quant aux formes de réparation, qui peuvent consister notamment en : une restitution, une indemnisation, une réadaptation, une satisfaction, des garanties de non-répétition ;
- or, il est important de savoir ici, et la résolution 60/147 de l’Assemblée générale de l’ONU s’en fait l’écho, que la « satisfaction » des victimes de crimes devrait comporter, le cas échéant, des sanctions judiciaires contre les criminels.
5-Critique de l’article 31
L’article 31 la loi d’entente nationale dit que : «la réparation prévue aux articles 28 et 29 exclut toute autre réparation du fait de la responsabilité civile de l’Etat ». Cette phrase appelle les remarques suivantes :
- cela revient à interdire aux victimes d’attaquer l’Etat malien devant les tribunaux pour mettre en cause la responsabilité civile de celui-ci et demander réparation à ce titre ;
- or, cela constitue une violation des obligations juridiques du Mali en vertu du droit international coutumier et conventionnel ;
- il suffira de rappeler ici à titre d’illustration :
- la section IX de la résolution 60/147 de l’Assemblée générale de l’ONU qui dit clairement que « conformément à ses obligations juridiques internationales, l’Etat assure aux victimes la réparation des actes ou omissions qui peuvent lui être imputés et qui constituent des violations flagrantes du droit international des droits de l’homme ou des violations graves du droit international humanitaire » ;
- la règle selon laquelle une partie belligérante qui violerait les dispositions des conventions de Genève de 1949 sera tenue à indemnité s’il y a lieu, elle sera responsable de tous actes commis par les personnes faisant partie de ses forces armées. Le Mali est partie aux conventions de Genève et à leurs protocoles depuis 1965 et 1989 ;
- la règle n°150 du droit international humanitaire coutumier selon laquelle un Etat responsable des violations du DIH est requis d’accorder une pleine réparation pour les dommages causés aux victimes, qu’il s’agisse d’un conflit armé international ou non-international ;
- la règle clairement posée à l’article 14 de la Convention contre la torture, à laquelle le Mali est partie depuis le 26 Février 1999, selon laquelle l’Etat est tenu : primo, de garantir à la victime d’un acte de torture, le droit d’obtenir réparation et d’être indemnisée équitablement et de garantir aux ayants cause de la victime ayant trouvé la mort à la suite d’un acte de torture le droit à indemnisation.
III- Rappel des obligations du Mali en vertu de la Résolution 60/147 AG-NU sur le droit à un recours et à réparation.
Cette résolution a été adoptée par consensus, ce qui veut dire que le Mali ne s’y est pas formellement opposé. Il doit être clair pour tout le monde qu’en accordant l’impunité totale aux criminels et à leurs complices, la loi d’entente nationale viole le droit international, plus précisément et concrètement elle viole le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire. Ce droit est prévu par les dispositions de nombreux instruments internationaux qui lient le Mali à titre d’obligation conventionnelle et/ou coutumière ou même de jus cogens. Les principes fondamentaux et les directives concernant l’exercice de ce droit sont définis par la résolution 60/147 adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU le 16 décembre 2005. Il est important de savoir ici que dans cette résolution, l’Assemblée générale recommande aux Etats :
- de tenir compte de ces principes fondamentaux et directives ;
- d’en promouvoir le respect ;
- de les porter à l’attention :
- des membres des organes exécutifs de l’Etat, en particulier les responsables de l’application des lois et les membres des forces militaires et de sécurité ;
- des organes législatifs ;
- des organes judiciaires ;
- des victimes et de leurs représentants ;
- des défenseurs des droits de l’homme et des avocats ;
- des médias et du grand public.
A-Obligations générale du Mali en vertu de la résolution 60/147
Il est important de savoir ici que la résolution 60/147 met à la charge du Mali le respect des obligations suivantes :
- respecter, faire respecter et appliquer le droit international des droits de l’homme et de DIH; cette obligation découle :
- des traités auxquels le Mali est partie ;
- du droit international coutumier ;
- du droit interne malien ;
- rendre le droit malien compatible avec les obligations juridiques internationales du Mali ;
- enquêter de manière efficace, rapide, exhaustive et impartiale sur les violations ;
- prendre des mesures contre les personnes responsables, conformément au droit interne et au droit international ;
- assurer aux victimes l’accès effectif à la justice, dans des conditions d’égalité, et quelle que soit, la partie responsable de la violation des droits de l’homme ou du droit humanitaire ;
- offrir aux victimes des recours utiles, y compris la réparation.
B-Obligations spécifiques du Mali en vertu de la résolution 60/147
1-Obligations du Mali en cas de violations flagrantes ou graves constituant des crimes de droit international.
En cas de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire qui constituent des crimes de droit international, le Mali a l’obligation :
- d’enquêter,
- et s’il existe des éléments de preuve suffisants :
- de traduire en justice la personne présumée responsable,
- et de punir la personne déclarée coupable de ces violations.
2-Obligations du Mali en matière d’exercice du droit des victimes aux recours
En cas de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire, le Mali doit offrir des recours comprenant le droit des victimes aux garanties prévues par le droit international à savoir :
- l’accès effectif à la justice, dans des conditions d’égalité ;
- la réparation adéquate, effective et rapide du préjudice subi ;
- l’accès aux informations utiles concernant les violations et les mécanismes de réparation.
3-Obligations du Mali en matière d’accès des victimes à la justice.
Le Mali doit assumer ses obligations découlant du droit international qui visent à garantir le droit d’accès des victimes à la justice et à un procès équitable et impartial. Ces obligations doivent être reflétées dans la législation interne malienne. Le Mali doit notamment :
- diffuser des informations sur tous les recours disponibles en cas de violations flagrantes des droits de l’homme et de violations graves du droit humanitaire ;
- prendre des mesures pour protéger les victimes et leurs représentants, avant, pendant et après les procédures judiciaires ;
- fournir l’assistance voulue aux victimes qui cherchent à avoir accès à la justice ;
- mettre à disposition tous les moyens juridiques pour que les victimes puissent exercer leur droit à un recours ;
- avoir une conception large de l’accès à un recours adéquat, qui englobe tous les mécanismes internationaux disponibles et appropriés dont une personne peut se prévaloir, sans préjudice de l’exercice de tout autre recours interne.
4-Obligations du Mali en matière de réparation du préjudice subi par les victimes
Le Mali, conformément à sa législation interne et à ses obligations juridiques internationales, doit assurer aux victimes :
- la réparation des actes ou omissions qui peuvent lui être imputés et qui constituent des violations flagrantes du droit international des droits de l’homme ou des violations graves du droit international humanitaire ;
- l’exécution des décisions de réparation prononcées par ses juridictions internes à l’égard des particuliers ou des entités responsables du préjudice subi ;
- une réparation pleine et effective, notamment sous les formes suivantes :
- la restitution ;
- l’indemnisation,
- la réadaptation,
- la satisfaction, en tenant compte du fait que celle-ci devrait comporter, le cas échéant, des sanctions judiciaires à l’encontre des personnes responsables des violations ;
- et les garanties de non-répétition, qui devraient inclure le réexamen et la réforme des lois favorisant ou permettant des violations flagrantes des droits de l’homme et des violations graves du droit humanitaire, dont la loi d’entente nationale est le type par excellence.
5-Obligations du Mali en matière de prescription
Le Mali doit respecter les règles suivantes :
- lorsqu’un traité applicable ou une autre obligation internationale le prévoit, la prescription ne s’applique pas aux violations flagrantes des droits de l’homme et aux violations graves du droit international humanitaire qui constituent des crimes de droit international ;
- la prescription prévue dans le droit interne pour d’autres types de violations qui ne constituent pas des crimes de droit international, y compris les délais applicables aux actions civiles et aux autres procédures, ne devrait pas être indûment restrictive.
IV- Possibilités d’action juridique contre la loi d’entente nationale.
- La Loi viole le droit malien et le droit international
- Violation de l’article 46 de l’accord pour la paix et la réconciliation.
La loi viole l’article 46 de l’accord qui souligne clairement l’engagement des parties à « mettre fin à l’impunité ». L’accord ne peut donc pas vouloir une chose et son contraire.
- Violation du préambule de la constitution malienne de 1992.
Le préambule de la constitution affirme clairement que le Mali souscrit à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples de 1981, dont respectivement les articles 8 et 7 consacrent clairement le droit à la justice. La loi viole donc ces dispositions.
- Violation de l’article 155 du code pénal malien.
La loi d’entente nationale qui consacre l’impunité absolue des crimes est un déni de justice.
En obligeant donc le juge malien à appliquer la loi d’entente nationale, et par conséquent à refuser de faire droit à toute requête des victimes, la loi :
- viole l’esprit et la lettre de l’article 155 du code pénal qui interdit le déni de justice,
- va à l’encontre du fait que le principal acte juridictionnel internationalement illicite est le déni de justice. Il faut savoir ici que :
i-la loi d’entente nationale en tant que loi contestée n’a en elle-même qu’un effet potentiel ;
ii-le fait illicite n’est établi que si le juge malien chargé de faire respecter cette loi, en concrétise la portée contraire à un engagement international du Mali ;
- violation du protocole portant amendements au protocole portant statut de la nouvelle Cour Africaine de justice et des droits de l’homme du 27 juin 2014. La loi d’entente nationale viole le droit international africain parce que :
- le paragraphe 11 du préambule du protocole de 2014 dit clairement que les Etats membres de l’Union Africaine réitèrent leur respect du « rejet de l’impunité » ;
- le paragraphe 12 du même préambule dit clairement que les Etats membres de l’Union Africaine réitèrent «leur engagement à combattre l’impunité conformément aux dispositions de l’article 4 alinéa 0 de l’Acte constitutif de l’Union Africaine » ;
- violation de l’article 7 de la Charte des droits de l’homme et des peuples de 1981. La loi d’entente nationale viole l’article 7 qui dit clairement que toute personne a « le droit de saisir les juridictions nationales compétentes de tout acte violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus et garantis par les conventions, les lois, règlements et coutumes en vigueur » ;
- violation de l’article 13 de la convention contre la torture de 1984. La loi d’entente nationale viole l’article 13 qui reconnait clairement à toute personne qui a été victime d’un acte de torture « le droit de porter plainte devant les autorités nationales compétentes ».
- violation de la résolution 60/147 de l’Assemblée générale des Nations-Unies du 16 décembre 2005. La loi d’entente nationale viole la résolution 60/147 qui consacre clairement « le droit à un recours et à réparation »des victimes de violations graves des droits de l’homme et du droit humanitaire.
B- La loi d’entente nationale peut être attaquée devant le juge malien
Le mali a ratifié une série de traités internationaux qui consacrent et garantissent clairement le droit des victimes de crimes à la vérité, à la justice et à la réparation. La loi d’entente nationale, en empêchant les victimes de saisir la justice, viole à l’évidence les engagements internationaux du Mali. Par conséquent, si les victimes et leurs avocats ne veulent pas ou ne peuvent pas se satisfaire de la solution politique donc « illégale » choisie par le gouvernement, ils peuvent attaquer la loi d’entente nationale devant la justice malienne. L’attitude du juge malien devrait être guidée par les principales considérations suivantes :
1-l’argument incontestable selon lequel le juge est le premier défenseur du droit, de l’état de droit et de la justice ;
2-l’argument irréfutable selon lequel l’article 155 du code pénal malien interdit le déni de justice ;
3-l’argument indiscutable selon lequel le juge est, parmi les organes de l’Etat, celui qui doit prioritairement contribuer à la mise en œuvre des engagements juridiques internationaux du Mali ;
4-l’argument incontestable selon lequel le Mali doit exécuter de bonne foi ses obligations découlant des traités et autres sources du droit international, et il ne peut invoquer pour manquer à ce devoir, les dispositions de sa Constitution ou de sa législation ;
5-l’argument factuel selon lequel le Mali a ratifié des traités et accepté des résolutions des Nations Unies qui reconnaissent et garantissent le droit des victimes de crimes à un recours et à réparation ;
6-le principe universellement reconnu et respecté selon lequel le juge national a l’obligation d’appliquer les traités quand la solution des litiges dont il est saisi l’exige, parce que : a-c’est une exigence internationale qui se déduit de l’obligation d’exécution des traités incombant à l’Etat malien dont le juge malien est l’organe ; b-cela relève de la mission générale du juge malien de « dire le droit, rien que le droit, et tout le droit, y compris le droit international » ; 7- le devoir de respecter les exigences constitutionnelles de l’article 116 de la loi fondamentale de 1992, c’est-à-dire vérifier concrètement les critères d’applicabilité et de supériorité des traités sur la loi, à savoir : a-la ratification régulière des traités ; b-leur publication en bonne et due forme. Quand au critère de réciprocité dans l’application des traités, le juge judiciaire malien devrait adopter la position suivante : a-l’impossibilité matérielle pour lui-même de procéder à la vérification de la condition de réciprocité ; b-la non nécessité d’en référer au ministre des affaires étrangères pour cela ; c-mais surtout, la nécessité de considérer que la nature et la spécificité mêmes des traités des droits de l’homme justifient qu’on n’en subordonne pas l’application et l’efficacité à la condition de réciprocité ; 8-bref, faire prévaloir tout traité pertinent en cause sur toute loi malienne contraire, qu’elle soit antérieure ou postérieure ; et écarter l’application de ladite loi dans le cas d’espèce qui lui est soumis, etc. .
C- La loi d’entente nationale peut être attaquée devant les organes internationaux de protection des droits de l’homme
C1- Rappel du précédent important des organes interaméricains des droits de l’homme
Il est important de savoir ici que les organes interaméricains de protection des droits de l’homme ont joué un rôle pionnier dans la lutte contre l’impunité.
Rôle pionnier de la Commission inter américaine des droits de l’homme
Il faut savoir ici que :
1-cette commission a été le premier organe intergouvernemental à aborder franchement l’épineuse question de l’impunité ;
2- l’Uruguay avait promulgué en 1986 une loi d’amnistie qui avait été adoptée à la majorité parlementaire requise, et qui avait fait l’objet d’un référendum national à travers lequel s’était exprimée la volonté du peuple uruguayen de fermer un chapitre douloureux de son histoire ;
3-ce qui n’a absolument pas empêché la commission de conclure que la loi d’amnistie de 1986 violait les dispositions fondamentales de la convention américaine relative aux droits de l’homme et de la déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme ;
4-la plainte fondamentale des victimes était qu’en mettant fin à l’enquête judiciaire sur les violations graves des droits de l’homme et en éteignant l’action publique contre leurs auteurs, la loi d’amnistie déniait aux demandeurs leur droit à un recours judiciaire et au dédommagement, en violation des articles 8.1 et 25 de la convention américaine et en tenant compte de l’article 1-1 ;
5- en conclusion, la commission a déclaré qu’en promulguant et en appliquant la loi d’amnistie postérieurement à la ratification de la convention américaine, l’Uruguay :
- avait délibérément empêché les plaignants d’exercer des droits reconnus à l’article 8.1 et, par conséquent, avait violé la convention américaine ;
- avait violé le droit des plaignants à la protection judiciaire énoncé à l’article 25.1 de la convention américaine.
Position audacieuse de la Cour Interaméricaine des droits de l’homme – le vote des députés et le référendum ne confèrent aucun effet juridique aux lois d’amnistie
Il est très important de savoir ici que la Cour interaméricaine des droits de l’homme a produit une jurisprudence particulièrement dynamique sur la question de l’impunité. En effet, la Cour :
- n’a pas hésité à considérer comme « dépourvues d’effet juridique » des législations nationales accordant une amnistie pour des violations graves des droits de l’homme, dans un arrêt du 14 mars 2001 rendu dans l’affaire Barrios Altos c-Pérou, voir aussi l’arrêt du 26 septembre 2006 dans l’affaire Almonacid Arellano et as-c. Chili ;
- la Cour a également contribué à renforcer l’obligation de poursuivre les auteurs de violations graves des droits de l’homme, en précisant les implications d’un « droit à l’établissement des faits » ou « droit à la vérité » dans le domaine de la procédure pénale nationale, à savoir :
- l’obligation de conduire des enquêtes judiciaires et,
- l’obligation de supprimer certains obstacles à l’accès aux juridictions, etc.
C2- La loi d’entente nationale peut être attaquée devant les organes des droits de l’homme de l’ONU et de l’UA.
- action devant le Comité contre la torture de l’ONU
Le Mali est partie à la convention contre la torture depuis le 26 février 1999. Or, celle-ci met à la charge du Mali d’importantes obligations, notamment :
- l’obligation de n’invoquer aucune circonstance exceptionnelle, état de guerre, menace de guerre, instabilité politique intérieure, ou tout autre état d’exception pour justifier la torture conformément à l’article 2 de la convention ;
- l’obligation d’assurer aux victimes d’actes de torture le droit à la justice et à la réparation conformément aux articles 13 et 14 de la convention. Or, il apparait que la loi d’entente nationale est contraire aux prescriptions des articles 2,13et 14 de la convention de 1984. Il faut savoir ici que l’interdiction de la torture a acquis valeur de norme de jus cogens. Par conséquent, les victimes ou leurs avocats peuvent porter plainte devant le Comité contre la torture au motif que la loi d’entente nationale viole manifestement la convention de New-York de 1984, sous réserve de respecter les conditions techniques et la procédure prévues à cet effet par l’article 22 de la convention. Les exigences fondamentales à respecter ici sont que :
- le Mali ait fait la fameuse déclaration de reconnaissance de la compétence du comité au titre du droit de recours individuel, ce qui n’est pas encore le cas ;
- que les requérants, victimes aient d’abord épuisé tous les recours internes disponibles au Mali, sous réserve des cas d’exception avant de saisir le comité contre la torture de l’ONU.
2–Action devant la Commission et la Cour africaines des droits de l’homme et des peuples
Le Mali est partie à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples depuis le 21/12/1981 et à l’Acte constitutif de l’Union Africaine depuis le 21/08/2000. Ces deux textes imposent au Mali le respect des prescriptions qui y sont contenues à savoir :
- l’article 4 al.o de l’acte constitutif de l’UA qui affirme clairement le « principe de la condamnation et du rejet de l’impunité »,
- l’article 7 de la charte qui dit clairement que toute personne a « le droit de saisir les juridictions nationales compétentes de tout acte violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus et garantis par les conventions, les lois, règlements et coutumes en vigueur ». Or, il apparait manifestement que la loi d’entente nationale viole ces prescriptions du droit international africain. Par conséquent, les victimes et leurs avocats peuvent attaquer la loi devant la Commission et la Cour africaines des droits de l’homme et des peuples, sous réserve de respecter les conditions techniques et la procédure prévues à cet effet ; lesquelles sont clarifiées par l’article 56 de la Charte et par le chapitre 17 du règlement intérieur de la commission. Il faut savoir ici que :
- le Mali a ratifié depuis le 10/05/2000 le protocole portant création d’une cour africaine des droits de l’homme et des peuples, adopté le 09 juin 1998 ;
- le Mali a déposé la déclaration d’acceptation de la compétence de la cour au titre du recours individuel le 19/02/2010 ;
- le Mali a ratifié depuis le 13/08/2009 le protocole portant statut de la cour africaine de justice et des droits de l’homme adopté le 1er juillet 2008. Par conséquent, les victimes et leurs avocats peuvent attaquer la loi d’entente nationale devant la cour africaine, en veillant au respect des conditions de fond et de procédure prévues par la charte, article 56, et le règlement intérieur de la cour.
V-Rejet de la loi d’entente nationale : un devoir pour les députés et les juges maliens
Les députés et les juges maliens devraient repousser la loi d’entente nationale pour les raisons suivantes :
- le devoir de défendre la crédibilité de l’état de droit et de la justice au Mali ;
- le devoir d’exiger que le Président de la République assume pleinement son rôle de premier « magistrat » défenseur du droit et de la justice, puisqu’il est le président du conseil supérieur de la magistrature ;
- le fait important que le gouvernement malien n’a pas suivi les recommandations de l’Assemblée générale de l’ONU, à savoir : a-porter à la connaissance des députés et des juges maliens les principes fondamentaux et les directives relatifs au droit des victimes de crimes à un recours et à réparation, consacré par la résolution 60/147 ; b-mais surtout, veiller à en assurer le respect, ce qui aurait dû dissuader le gouvernement d’adopter la loi d’entente nationale ;
- le Mali a ratifié une série de conventions internationales qui garantissent aux victimes de crimes le droit à la vérité, à la justice et à la réparation, que le Mali est tenu de respecter, faute de quoi sa responsabilité internationale peut être engagée ;
- il apparait que la loi d’entente nationale viole à l’évidence les engagements internationaux du Mali ;
- le Mali étant partie à la convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités depuis le 31 août 1998, il doit donc respecter l’article 27 de cette convention intitulé « droit interne et respect des traités » qui dit clairement qu’ « une partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution d’un traité » ;
- par conséquent, le Mali ne peut invoquer sa loi d’entente nationale pour échapper au respect de ses obligations internationales en matière d’accès à la justice et de réparation ;
- bref, les honorables députés et juges maliens doivent repousser la loi d’entente nationale, parce que :
- elle est contraire à la vision politique et juridique généralement partagée par la communauté internationale des Etats;
- elle contredit la position politique et juridique de l’Union Africaine sur la question de l’impunité – voir notamment, l’article 4 al.o de l’Acte constitutif de l’UA et l’article 7 de la charte africaine des droits de l’homme et des peuples ; concrètement : a- les députés auraient dû refuser de voter la loi, mais maintenant que cela est fait, b- il revient aux juges maliens de refuser de l’appliquer ;
VI – Problème de l’amnistie et du pardon
L’amnistie est une loi qui efface un fait punissable, arrête les poursuites et anéantit les condamnations. Alors que la grâce présidentielle supprime l’exécution de la peine, mais laisse subsister la condamnation et ses effets, l’amnistie anéantit la sanction et le fait qui en est la cause. L’amnistie relève de la compétence du parlement contrairement à la grâce présidentielle – selon l’article 45 de la constitution malienne, le Président de la République exerce le droit de grâce et propose les lois d’amnistie – et supprime rétroactivement le caractère délictueux d’un fait. Les conséquences de l’amnistie sur le plan pénal sont notamment que :
- les infractions visées par la loi d’amnistie ne pourront plus être poursuivies après cette loi ;
- si la procédure a déjà été engagée, le tribunal saisi doit déclarer l’action publique éteinte, aucune condamnation pénale ne pourra donc intervenir ;
- si un jugement est intervenu, la condamnation est effacée et la peine n’a pas à être exécutée. Sur le plan civil, le principe est que l’amnistie ne doit pas porter préjudice aux droits des tiers, etc.
Principales questions soulevées par les lois d’amnistie.
On peut opposer à ces lois de sérieuses objections juridiques et morales .Les principales questions sont les suivantes :
- la légalité d’une loi d’amnistie, c’est-à-dire la question de savoir qui a promulgué la loi, est-ce un gouvernement démocratiquement élu qui a agi, en dehors ou sous la pression du pouvoir des criminels ;
- la portée de la loi d’amnistie, c’est-à-dire la question de savoir si elle accorde une amnistie absolue aux criminels, ou une amnistie relative qui autorise les plaintes civiles et toute autre forme de dénonciation des criminels ;
- la question de savoir si la loi d’amnistie ferme la porte à toute possibilité d’enquête pour élucider les faits criminels ;
- la question de savoir si la loi prévoit un mécanisme de surveillance de la conduite des criminels, après l’amnistie.
Critères du caractère tolérable de l’amnistie.
L’amnistie ne peut être considérée comme tolérable qu’à certaines conditions restrictives :
- elle doit respecter le droit à réhabilitation et à réparation des victimes et des familles ;
- elle ne doit pas couvrir des crimes ou délits reconnus par les instruments internationaux ;
- elle ne doit pas entraver l’action civile des familles.
Problème du pardon : la question du pardon fait l’objet de profonds débats. Mais, on considère que le pardon peut néanmoins se soumettre à une condition préalable certaine, celle de l’accord des victimes ; seules celles-ci seraient habilitées à pardonner.
Conclusion : si le Mali croit un seul instant qu’il est l’enfant chouchou de la communauté internationale, ce qui comporte certainement une part de naïveté, il doit être logique et conséquent avec lui-même, en veillant systématiquement à agir, tant au plan national qu’à celui international, conformément aux exigences juridiques fondamentales de la communauté internationale des Etats.
Lecture recommandée : pour une vision d’ensemble des aspects moraux, sociaux, politiques et juridiques de l’impunité, on peut consulter le livre bleu intitulé « Non à l’impunité oui à la justice », une compilation des contributions faites lors des rencontres internationales sur « l’impunité des auteurs de violations graves des droits de l’homme», organisées par la commission nationale consultative française des droits de l’homme et la commission internationale de juristes, sous les auspices des Nations-Unies, du 02 au 05 novembre 1992 à Genève, 375 pages.
Dr Salifou FOMBA
Professeur de droit international à Université de Bamako ; Ancien membre et vice-président de la commission du droit international de l’ONU à Genève ; Ancien membre et rapporteur de la commission d’enquête du conseil de sécurité de l’ONU sur le génocide au Rwanda ; Ancien conseiller technique au ministère des affaires étrangères, au ministère des maliens de l’extérieur, au ministère des droits de l’homme et des relations avec les institutions
Source : L’Aube