Journalistes russes tués en Centrafrique: deux thèses et toujours aucune réponse

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Crime crapuleux selon les autorités russes et centrafricaines, meurtre de sang-froid selon l’organisation russe qui les avait envoyés : plus d’un an et demi après les faits, l’enquête est au point mort et les assassins courent toujours.

Une contre-enquête est également menée par le Centre de gestion des investigations qui avait envoyé les trois journalistes enquêter sur une société russe implantée récemment en RCA (supposée être Wagner) et soupçonnée de mercenariat.

Une enquête minutieuse de plus d’une année

Ce centre, financé par l’oligarque et opposant au président Poutine, Mikhaïl Khodorkovski, a réalisé un travail fouillé et très documenté, de la Russie jusqu’en Centrafrique. Il assure avoir analysé plus de 40 000 enregistrements d’appels de 2 500 abonnés, interrogé des parents, collègues, témoins, consulté les rapports de la force onusienne présente dans le pays, la Minusca, ou encore les activités des entreprises russes en RCA. Les enquêteurs de ce centre affirment aussi avoir analysé les métadonnées de communications de téléphones mobiles ou des réseaux sociaux.

Le résultat est impressionnant et a pris la forme d’un rapport détaillé de plusieurs dizaines de pages qui reconstitue, minute par minute, le parcours des trois journalistes depuis leur pays. Ce rapport fourmille de documents de toutes sortes (photocopies de documents de voyage, de fadettes, de photos de conversations tirées des réseaux sociaux, de documents officiels) qui viennent appuyer une thèse : celle d’un guet-apens tendu par des professionnels.

Le récit du Centre de gestion des investigations  est en contradiction avec la conclusion provisoire des enquêtes rendues publiques, il y a quelques jours, par le Comité d’enquête de la Fédération de Russie, un organisme qui dépend directement de la présidence russe.

« Les trois journalistes ont été tués lors du vol de leurs effets personnels et de leur matériel » par un groupe d’hommes armés non identifiés, a expliqué Igor Krasno, le numéro 2 de cet organisme russe au journal Kommersant, la semaine dernière. Mais il ne laisse filtrer pratiquement aucun détail, se bornant à expliquer que ce groupe d’hommes armés avait stoppé leur véhicule, exigé qu’ils sortent et qu’ils leur livrent leurs effets personnels et leur matériel. « Devant le refus des journalistes d’obtempérer, les criminels les ont alors fusillés », avant de prendre le large, explique Igor Krasnov.

C’est pratiquement, mot pour mot, les conclusions rendues publiques par le gouvernement centrafricain le 30 juillet 2019, une année jour pour jour après cette tragédie. Mais là aussi, le gouvernement, qui a alors suspendu son enquête, n’a donné aucun détail en invoquant le secret de l’instruction.

Cette version officielle peinait déjà à convaincre l’organisation internationale de défense des journalistes Reporters sans frontières (RSF) qui pointait, dès le mois d’août, au travers de son responsable Afrique, Arnaud Froger, une série de faits qui ne « permettent pas d’expliquer ce qui s’est passé » cette nuit. La contre-enquête du Centre de gestion des investigations met la thèse des autorités russes et centrafricaines un peu plus à mal.

Retour sur les faits

Selon les faits, tels qu’ils sont présentés dans le rapport final du Centre, les trois journalistes russes arrivent en Centrafrique le 28 juillet 2018 pour mener leur enquête sur la société russe Wagner, bien implantée en Syrie et qui traîne une réputation sulfureuse de mercenariat. Ils viennent incognito avec des visas touristiques, assurera par la suite le Ministère russe des Affaires étrangères.

Le lendemain, ils tentent d’entrer dans la base militaire de Berengo (75 km de Bangui) qui abrite notamment des « instructeurs russes », en vain. On leur refuse l’entrée du camp. Ces « instructeurs » étaient liés à Wagner, selon le Centre.

Arrive la journée du 30 juillet, date à laquelle les trois journalistes doivent se rendre à Bambari, à quelque 300 km à l’est de la capitale, pour y rencontrer leur « fixeur », un certain Martin qui se présente comme « employé des Nations unies », avec qui ils sont en contact et ont préparé tout leur voyage, bien avant leur arrivée en Centrafrique, comme le prouve le même rapport.

Leurs téléphones sont localisés pour la dernière fois à 15h 42, selon les données recueillies par les enquêteurs du Centre, alors qu’ils se dirigent vers Sibut, où ils sont arrivés vers 18h30, selon des témoins. Sibut abrite également une base des Forces armées de Centrafrique (Faca) où sont présents des instructeurs russes supposés appartenir à Wagner.

Mais « pour une raison inconnue » relève le rapport, leur voiture a pris la route de Dekoa, vers le nord, au lieu de se diriger vers leur destination de départ, Bambari vers l’est.

Pourquoi ont-ils changé brusquement leur destination ? L’enquête du Centre n’a pas répondu à cette question.

Trois victimes et un rescapé

Le Centre n’en est pas resté là et a envoyé des enquêteurs sur place. Des soldats des Faca, qui étaient de faction à un poste de contrôle à la sortie de la ville sur la route qui mène vers Dekoa, expliquent que les trois journalistes russes et leur chauffeur centrafricain, Bienvenu, sont passés vers 19h, alors que le passage de nuit de cette barrière « est autorisé exclusivement pour la gendarmerie, l’armée et les missions humanitaires locales ». Une autre voiture conduite par un gendarme, Emmanuel Tuagende Kotofio, les précède de quelques minutes. Elle repassera cette barrière dans le sens inverse une heure plus tard.

Fait intriguant : un gendarme interrogé par les enquêteurs du Centre va leur révéler que cette même voiture, conduite par le gendarme Kotofio, était passée par ce poste de contrôle le matin des meurtres, avec à son bord trois Russes. Autre fait troublant : le Centre a établi que ce gendarme et le chauffeur des trois Russes étaient en contact téléphonique permanent.

C’est un peu plus loin sur la route, à 20h45, que les trois journalistes sont tués. Leur chauffeur, qui en a réchappé de manière étonnante, va accuser les membres des groupes armés centrafricains d’être responsables de leur mort.

Ce sont des soldats de la Minusca qui vont retrouver leurs corps criblés de balles le 31 juillet vers 7h du matin. C’est alors le choc. La Centrafrique est en émoi et la presse russe monte au créneau.

Des journalistes « professionnels »

Les journaux russes, qui ont couvert abondamment le triple meurtre, décrivent ces journalistes comme de grands professionnels. Tous les trois avaient roulé leur bosse dans de nombreux pays en guerre. Le plus âgé, Orkhran Dzhemal, 51 ans, était un reporter de guerre. Il avait couvert l’Afghanistan, l’Irak, la Syrie, la Géorgie ou encore la Libye, où il avait été blessé à une jambe. Depuis, il se déplaçait avec une canne. Le documentariste Alexandre Rasstorgouïev avait couvert la Tchétchénie alors que le plus jeune, Kirill Radchenko, un cameraman et photographe, avait fait la Syrie.

Ces professionnels habitués « du terrain » comme vont le souligner les journaux russes, savaient évaluer les risques encourus dans de tels cas.

Un procès-verbal de la Gendarmerie accablant

Le Centre assure que « la version du vol ordinaire est réfutée par les faits », en se basant notamment sur un procès-verbal de la Gendarmerie centrafricaine, daté du 8 septembre 2018, une des pièces maitresses de son dossier qui n’a jamais été contestée par les autorités centrafricaines.

Ce procès-verbal est établi par un Officier de police judiciaire (OPJ). Il est le fruit d’une véritable enquête de terrain au cours de laquelle des dizaines de témoins ont été interrogés. L’OPJ conclut, en se basant sur « nos constations techniques, ainsi que des auditions prises des témoins », qu’ils ont été tués dans « un guet-apens tendu spécialement à l’endroit des trois Russes », que les auteurs avaient « connaissance de l’emploi du temps des victimes », qu’« il ressort que les auteurs sont tous des professionnels en armement », et enfin que « leur mission était d’abattre les victimes. Pour preuve, dès leur sortie du véhicule, ils étaient abattus juste au bord de la route. »

De nombreuses zones d’ombre selon RSF

« Ce sont des journalistes qui étaient venus enquêter sur un sujet extrêmement sensible, la présence de mercenaires russes – donc de leur pays – en République centrafricaine […], et si la piste et la thèse de l’assassinat crapuleux sont possibles, cela ne permet pas en l’état d’expliquer tout ce qui s’est passé ce soir-là », souligne le responsable Afrique de RSF, Arnaud Froger, avant d’ajouter : « Il faut explorer toutes les pistes, dont celle d’un assassinat ciblé qui est évoqué dans le rapport très fouillé de la Fondation Khodorkovski. »

« Qui est ce gendarme qui était présent dans un véhicule qui a précédé le véhicule des journalistes à Sibut et qui aurait dit, au check-point, de laisser passer les journalistes ? Quelles sont ses relations avec le chauffeur ? Cela n’a pas été établi par l’enquête. Quel rôle a exactement joué ce gendarme ? » s’interroge ainsi Arnaurd Froger.

Autres questions troublantes qui se posent selon lui : « Qui est le nommé Martin qui est censé être le fixeur des journalistes, mais sur lequel on n’a pas encore mis la main et qui n’a pas été identifié ? » « Pourquoi avoir laissé en vie le chauffeur et potentiel témoin ? » ou encore « Pourquoi, s’il s’agissait vraiment d’un mobile purement crapuleux, ils n’ont pas volé tout ce qu’il y avait dans le véhicule ? », notamment les téléphones, disques durs et autres bidons d’essence retrouvés sur place par la suite.

Ce mystérieux Martin, l‘un des personnages clés de cette affaire, n’a jamais été retrouvé. Le Centre dit avoir établi que cet homme a fait usage d’une fausse identité et que son objectif était d’attirer les trois journalistes dans un piège.

Une présence bien visible des Russes

Les Russes ont investi depuis deux ans la République centrafricaine, en envoyant notamment au moins 175 instructeurs pour former l’armée.

« Les Russes sont de plus en plus présents, ils sont éparpillés dans la capitale et à l’intérieur du pays. Certains sont dans la sécurité rapprochée du président, d’autres sont conseillers en communication, d’autres font dans l’instruction ou encore sont déployés sur le terrain avec les Faca », note Thierry Vircoulon, coordinateur de l’Observatoire pour l’Afrique centrale et australe de l’Institut français des relations internationales (Iris). Il s’agit essentiellement de paramilitaires recrutés par la société Wagner, qui se payerait en minerais de diamants, selon le chercheur. Leur présence irrite beaucoup Paris, qui n’apprécie pas d’assister à la montée en puissance des Russes dans leur pré carré, explique-t-il.

Source : Rfi

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