“On néglige communément ce que l’on possède en commun” (Proverbe latin)
Espace de liberté, lieu de convivialité, de rencontre et de partage, la rue est pour nous une alliée fidèle. Elle est aussi un miroir grossissant. Elle occupe l’actualité, accueille nos liesses populaires ainsi que nos protestations indignées. Confidente discrète et sûre, parce que muette, elle véhicule nos angoisses, subit nos trahisons, cèle nos mensonges ainsi que nos arrière-pensées.
Reflet de nos attentes déçues, de nos ambitions inassouvies, de nos désirs contrariés tout comme du temps de notre splendeur, la rue nous regarde avancer masqués en spectatrice silencieuse de nos espérances ajournées tout comme de nos réussites inattendues. Elle porte nos actes de grandeur tout autant qu’elle trahit nos complots et nos pièges.
La rue nous observe, empêtrés dans les embarras de la circulation, créés par nous-mêmes. Elle nous voit tenter de trouver la chaussée la moins défoncée, la crevasse la moins profonde les flaques les moins apparentes à éviter. Elle est le terrain de nos disputes de la priorité même aux ambulances, aux corbillards aux pompiers ainsi que de nos marques de courtoisie et de nos incivilités. Nous y conduisons nos engins motorisés comme nous nous conduisons dans la vie courante.
Laboratoire ouvert
La rue accueille ses enfants, ceux que l’insécurité familiale, les conflits et la pauvreté ont chassés de nos foyers. Ils y côtoient en premier la pluie, le froid, la faim et la misère. Ils sont les plaies de notre société marquée par un espace urbain qui se ruralise inexorablement. Nos faiblesses apparaissent devant le drame des enfants de la rue plus secourus par les cœurs venus d’Occident que par notre propre compassion.
La rue n’est pas que malheurs et pleurs. Elle est aussi une école pour ces déracinés, premières victimes de l’exil intérieur. Cette école enseigne l’endurance, la résilience l’obstination à rester debout après une chute, la volonté de se reconstituer, la détermination de combler les manques.
L’école de la rue est un laboratoire ouvert où l’enseignement quotidien ne connait pas de pause. Chaque jour est un combat dans lequel on mesure ses forces et prend conscience de ses limites face au réel. Un condensé de la vie sociale, une confrontation permanente entre ce qui est voulu et ce qui est offert. Un théâtre d’ombres où se joue la tragédie de la grandeur et de la décadence dans la fulgurance des destins.
La rue est aussi ce lieu de communion et de liberté sans frontière ni délimitation entre les maisons, les voisins, entre citoyens qui apprennent à accepter les obligations de la vie en société, et s’obligent mutuellement entre le permis et l’interdit.
La rue n’est pas seulement habitée par le présent. Elle est également notre histoire qui rythme la succession des générations. Elle accueille nos héros, parfois leurs bourreaux. Ce compagnonnage conflictuel est très souvent décrié et contesté depuis les siècles d’oppression et s’est même drapé d’un lustre particulier depuis l’assassinat de George Floyd à Minneapolis, le 25 mai dernier, journée de l’Afrique.
Depuis cette barbarie de neuf interminables minutes, des statues sont déboulonnées de par le monde, et fleurit au fronton de maints édifices de par le monde la sentence immuable “les hommes naissent libres et égaux, indépendamment de la couleur de leur peau ou de la texture de leurs cheveux, comme le proclamait Martin Luther King.
Générations perdues
La rue est une alliée que nous traitons sans ménagement sauf quand la peur du gendarme nous en dissuade. Nous lui infligeons des blessures que nous ne prenons pas la peine de soigner en bons citadins pressés et dépourvus d’altruisme. Appartenant à tous, nul n’a le temps de soigner cet héritage, donnant raison au proverbe latin, “on néglige communément ce que l’on possède en commun“.
La rue n’est pas que le plancher des vaches pour nos pas et nos engins motorisés. Loin d’être un macadam statique, elle a une âme qui vit au fil du temps. Elle est une part de nous-mêmes.
La rue est le tableau clinique de l’état de nos Etats modernes. L’image d’Epinal est connue : mendiants déguenillés, marchands à la sauvette, voleurs à la tire, bandits guettant un petit coup, tous pourchassés par des forces de l’ordre essoufflées. La voie publique nargue le pouvoir public dessinant à grands traits son impuissance pathétique.
La rue est l’image de l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes, l’ambition que nous nourrissons pour notre destin, le legs à transmettre aux générations futures. C’est l’un des premiers visages qu’aperçoit le visiteur, touriste ou investisseur, arrivant dans notre pays pour la première fois. La rue est notre ADN. Dis-moi comment est ta rue, je te dirai qui tu es.
La rue est surtout le signe de la place accordée au citoyen par les pouvoirs publics, un déterminant dans les projets de société, vocables serinés par tous les régimes avant leur installation. Les soins mis à sa qualité pérenne traduisent le sérieux de la gestion d’un pays. Protégeons-la. Soignons-la. Eclairons-la. Aimons-la. Ce défi est à notre portée, une des clés de la bonne gouvernance.
Hamadoun Touré
Ancien ministre
Source : Mali Tribune