Quand les sociétés d’État au Mali toussent, c’est le gouvernement qui s’enrhume. Pour guérir N-SUKALA SA (Nouveau Complexe Sucrier du Kala Supérieur) de « sa grippe de chat », une mission d’enquête du Bureau du Vérificateur Général (BVG) a pris ses quartiers au sein de la société. Les responsables ont subi un traitement de cheval portant sur la gestion des exercices 2016, 2017, 2018 et 2019 (30 septembre). La suite: la somme de 8,916 milliards FCFA (8 916 878 455F) manque à l’appel de la caisse. Depuis, les responsables de N-SUKALA SA s’en défendent sans convaincre. D’où leurs situations inconfortables. Ils risquent gros. Très gros. Leurs complices aussi. Accablant.
Les fouilles « archéologique-financières » réalisées à N-SUKALA SA sont sans appel : achats fictifs ; surfacturations à la pelle, vols et détournements de fonds. Auxquels s’ajoutent des dépenses injustifiées et le changement des règles de la comptabilisation, d’une année à l’autre. Autant de pratiques qui selon les enquêteurs du BVG ont précipité le Nouveau Complexe Sucrier du Kala Supérieur dans l’abîme. Avec à la clé, 9 milliards de francs CFA environ qui ont pris une destination, jusque-là, encore inconnue.
Le paiement des charges, entre guillemets
Décidemment, les responsables de N-SUKALA SA et leurs complices sont mal barrés. Le gouffre financier creusé au niveau de cette société d’État dépasse l’entendement. D’où la paralysie de la boîte à tous les niveaux. Ou presque.
En bloc, le Nouveau Complexe Sucrier du Kala Supérieur dans son histoire n’a jamais connu une telle hémorragie financière. Pire, la société doit plusieurs dizaines de milliards à ses créanciers. Et à l’heure actuelle, elle propose de compenser certaines dettes avec des tonnes de sucre.
Société d’économie mixte constituée par l’État malien et China Light Industrial Corporation For Foreign Economic And Technical Cooperation (CLETC) avec un capital social de 22 milliards de FCFA, pour un coût de réalisation évalué à 80 milliards de FCFA, le Nouveau Complexe Sucrier du Kala Supérieur a pour objet social la culture de la canne à sucre, la production et la commercialisation du sucre, de l’alcool et de la mélasse. Depuis 2012, l’usine est implantée dans le village de Sissako relevant de la Commune de Bewani.
Ainsi, de 2016 à 2018, les charges d’exploitation ont atteint le montant de 83 milliards FCFA (83 762 274 990F) avec des résultats d’exploitation structurellement déficitaires.
Aussi, il est à souligner que N-SUKALA SA ploie sous le poids de la dette dont le montant s’élève à la somme de 84 milliards FCFA (84 318 534 257F) à la date du 31 août 2018. Son chiffre d’affaires est de 17 238 538 843 FCFA en 2016, 17 470 922 219 FCFA en 2017, 14 276 965 587 FCFA en 2018. Depuis la mise en exploitation industrielle et commerciale en 2012, N-SUKALA SA n’enregistre que des pertes sur le résultat d’exploitation et n’arrive pas à honorer tous ses engagements contractuels.
D’où le lieu pour le Vérificateur Général de procéder à l’examen des opérations de recettes et de dépenses effectuées par N-SUKALA SA, au titre des exercices 2016, 2017, 2018 et 2019 (30 septembre).
Des irrégularités financières à la pelle
Le montant total des irrégularités financières au Nouveau Complexe Sucrier du Kala Supérieur, s’élève à environ 9 milliards de nos francs (8 916 878 455 FCFA).
Malgré cette situation, le Chef Comptable de N-SUKALA SA, M. Marcelin Coulibaly, a enregistré des dépenses non soutenues par des pièces justificatives. Pour s’assurer du respect des dispositions du manuel de procédures, la mission a reconstitué les approvisionnements réalisés durant la période sous revue sur la base de la comptabilité de N-SUKALA SA. Elle a ensuite effectué un rapprochement des données figurant sur la balance périodique et les factures reçues. Par memo N°006/Mission de vérification Financière NSUKALA du 18 novembre 2019, elle a aussi demandé des documents. Du coup, la mission d’audit a constaté que des achats des pièces de rechange enregistrés dans la comptabilité de N-SUKALA SA ne sont pas soutenus par des pièces justificatives probantes. En effet, N-SUKALA SA n’a pas pu mettre à la disposition de l’équipe de vérification les dossiers d’appels d’offres, les contrats de marché, les factures probantes et les procès-verbaux de réception relatifs aux achats d’un montant de 38 162 492 FCFA enregistré le 26 avril 2018 dans le compte 624.
Plus grave encore, le Directeur Général de N-SUKALA SA, n’a pas payé les frais de gestion et les commissions d’engagement dus à l’État. Sur cette situation l’article 4.02 de l’Accord de rétrocession de prêt signé entre le Ministère de l’Économie et des Finances et N-SUKALA SA, à la date du 25 novembre 2009 est clair : « N-SUKALA SA paiera une somme forfaitaire, un frais de gestion d’un demi pour cent (0,5%) l’an sur le montant total du prêt ».
Et l’article 4.03 dudit accord de poursuivre : « N-SUKALA SA paiera à l’emprunteur une commission d’engagement d’un quart pour cent (0,25%) l’an, sur le montant du prêt non décaissé et non annulé tous les six (06) mois durant la période disponible ».
Il ressort de l’analyse des comptes de N-SUKALA SA que le Directeur Général, n’a pas payé à l’État du Mali les frais de gestion et les commissions d’engagement conformément aux dispositions de l’Accord de prêt. En effet, il n’a pas pu mettre à la disposition de l’équipe les pièces justificatives de paiements afférents à ces engagements contractuels ainsi que de leur prise en charge dans la comptabilité de N-SUKALA SA. Les frais de gestion s’élèvent à plus de 3 milliards FCFA (3 091 872 000 F) et la commission d’engagement se chiffre à 1,5 milliard (1 545 936 000 FCFA). Le montant total de ces irrégularités s’élève à la somme de plus de 4 milliards de nos francs (4 637 808 000 F). Et ce n’est pas tout. Loin s’en faut.
Entre magouilles et embrouilles
La Directrice Financière et Comptable (DFC) de N-SUKALA SA, a irrégulièrement comptabilisé des charges d’amortissement.
L’article 45 de l’Acte Uniforme de l’OHADA du 26 janvier 2017 relatif au droit comptable et à l’information financière stipule : « L’amortissement consiste pour l’entité à répartir le montant amortissable du bien sur sa durée d’utilité selon un plan prédéfini. Le montant amortissable du bien s’entend de la différence entre le coût d’entrée d’un actif et sa valeur résiduelle prévisionnelle. La constatation de la dotation aux amortissements d’une immobilisation amortissable est obligatoire même en cas d’absence ou d’insuffisance de bénéfice ». Et l’article 49 du même acte uniforme de disposer : « Il doit être procédé, dans l’exercice, à tous amortissements, dépréciations et provisions nécessaires pour couvrir les pertes de valeurs, les risques et les charges probables, même en cas d’absence ou d’insuffisance de bénéfice. Il doit être tenu compte des risques, charges et produits intervenus au cours de l’exercice ou d’un exercice antérieur, même s’ils sont connus seulement entre la date de clôture de l’exercice et celle de l’arrêté des comptes ».
Afin de s’assurer de l’application correcte des dispositions susvisées, l’équipe de vérification a procédé au rapprochement des données de la base de gestion des immobilisations à celles de la comptabilité générale. Elle a également effectué l’analyse des comptes d’immobilisations et d’amortissements y afférents sur la période sous revue. Du coup, il apparaît que les dotations aux amortissements au titre de l’exercice 2016 ne sont pas comptabilisées dans les comptes de N-SUKALA SA. En effet, les charges d’amortissements relatives aux matériels et outillages et d’équipement de station de pompage, d’un montant de plus d’un milliards FCFA (1 225 455 414F), ne sont pas enregistrées dans la comptabilité.
Escroquerie en bande organisée
Les enquêtes réalisées à N-Sukala révèlent que la Directrice Financière et Comptable, a irrégulièrement constitué des provisions pour dépréciation de stock de sucre. Ainsi, il ressort de l’analyse des comptes de N-SUKALA SA sur la période sous revue que la Directrice financière de N-SUKALA SA a constitué une provision pour dépréciation de stocks de sucre avarié de 3617,965 tonnes, d’une valeur de plus de 2 milliards FCFA (2 157 935 224F) dont l’existence physique n’a été prouvée ni par l’effectivité, ni par les documents d’entrée et de sortie de stocks des magasins de sucre. En effet, N-SUKALA n’a mis à la disposition de l’équipe de contrôle aucun document justifiant la constitution de provision pour dépréciation de stock de sucre.
Et comme si cela ne suffisait pas, la DFC de N-SUKALA SA, a effectué des achats fictifs de logiciels. Pour s’assurer du respect des dispositions, la mission de contrôle a procédé à des entrevues, à la revue documentaire. Également, elle a procédé à l’examen des pièces justificatives de l’achat formation et de la mise en route du logiciel Sage Paie & RH SQL Server 10 000 salariés pour 10 postes. Mieux, elle a testé les différentes applications installées pour le traitement automatique des événements financiers et comptables de N-SUKALA SA.
Ainsi, le contrôle a établi que la Directrice Financière et Comptable de N-SUKALA SA a payé un logiciel de Gestion des Ressources Humaines d’une capacité de dix mille (10 000) employés suivant le chèque BDM-SA n°4922660 d’un montant de 23 950 318 FCFA alors que ledit logiciel n’a pas été livré. En effet, ce logiciel de Gestion des ressources humaines a fait l’objet de livraison fictive suivant le Bordereau n°301673 du 04 décembre 2017 alors qu’il n’a été ni installé au niveau du service des ressources humaines ni déployé dans aucun autre service de N-SUKALA SA. De plus, la formation du personnel prévue dans le contrat d’achat ainsi que la mise à disposition de ce logiciel à N-SUKALA SA n’ont pas été effectives.
En outre, la mission a relevé que N-SUKALA SA a effectué un achat fictif des Droits d’Utilisation des Applications (DUA) Export Compta et Immo. Sage Saari i7. En effet, le droit d’utilisation de ce logiciel est inclus dans le coût d’achat du logiciel. Le montant indûment payé par N-SUKALA SA est de 5 852 435 FCFA. Le montant total de ces irrégularités s’élève à 29 802 753 FCFA.
Plus grave encore, la DFC de N-SUKALA SA a effectué des paiements irréguliers. La mission a constaté que N-SUKALA SA a procédé aux paiements des factures produites par le prestataire d’un montant total de 500 940 564 FCFA alors que ce dernier ne s’est pas acquitté de l’obligation contractuelle de remboursement des frais d’acquisition des coupeuses moissonneuses d’un montant de 120 millions FCFA.
En effet, le contrat de coupe mécanisée de cannes à sucre a prévu que N-SUKALA SA devrait procéder à l’achat des moissonneuses par procuration pour le compte du prestataire, quitte à ce dernier de rembourser les frais d’acquisition de ces équipements. Ainsi, N-SUKALA SA a procédé à l’achat et au dédouanement des coupeuses moissonneuses et des équipements accessoires et le prestataire ne lui a pas toujours remboursé les dépenses ainsi effectuées. En dépit de cette situation, la Directrice financière comptable a honoré les factures présentées par le prestataire. De plus, elle a procédé au règlement des factures du prestataire dont le montant total est ci-dessus visé, à la Société SMDA dont le nom n’apparaît dans aucune disposition du contrat de coupe de Canne à sucre conclu entre N-SUKALA SA et LIU JIAN TAO. En effet, l’équipe de mission n’a pas pu disposer de document prouvant l’existence d’un mandat ou d’une procuration délivrée par le prestataire à la Société SMDA.
Achats fictifs de carburant et violations flagrantes du code des marchés publics
À en croire le rapport d’enquête, le Directeur Général de N-SUKALA SA, a effectué des achats de carburant non justifiés. Du rapprochement entre les quantités mentionnées sur les factures d’achat de carburant et les bordereaux de réception y afférents pour la période sous revue, il ressort que le Directeur Général de N-SUKALA SA a effectué des achats de carburant n’ayant pas fait l’objet de réception. Le montant total de ce carburant non réceptionné se chiffre à plus de 326 millions FCFA (326 774 008 FCFA. À titre illustratif, la facture n°20 relative à l’achat de gasoil d’un montant de 58 477 430 FCFA n’est pas accompagnée d’un bordereau de réception.
À ces irrégularités au Nouveau Complexe Sucrier du Kala Supérieur, s’ajoutent d’autres dysfonctionnements et non des moindres. Notamment, l’attribution de marchés sans mise en concurrence. En clair, le Directeur Général de N-SUKALA SA, a irrégulièrement attribué le marché d’intrants agricoles à un fournisseur.
Lors de l’examen des pièces justificatives des achats pendant la période sous revue, la mission d’enquête du BVG a constaté que le Directeur Général de N-SUKALA SA, Yao Daning, a attribué des marchés sans la publication d’avis d’appel d’offres pour des achats dont le seuil l’exige. De plus, en l’absence de commission de dépouillement et d’analyse des offres et de commission de réception formelles, lesdits marchés ont été attribués et ont fait l’objet de réception.
Cependant, une certitude : l’attribution des marchés sans mise en concurrence ne permet pas à N-SUKALA SA d’acquérir des biens et services à des conditions économiques favorables et réduit considérablement les choix en termes de qualité des produits et services.
Après la mise en œuvre de toutes les procédures d’appel d’offres pour l’achat d’engrais relatif à la campagne agricole 2019 devenu infructueux, le DG de N-SUKALA a attribué le marché à un fournisseur en violation des dispositions des marchés publics. En effet, ledit marché d’un montant de 947 millions FCFA (947 500 000F), a été attribué en l’absence d’appel d’offres alors que la procédure de l’entente directe n’est pas prévue par le manuel de procédures de l’entreprise N-SUKALA SA.
Bref, la liste des irrégularités, à l’origine de l’évaporation de 8,916 milliards FCFA au Nouveau Complexe Sucrier du Kala Supérieur, est loin d’être exhaustive. Et le rapport du Vérificateur général a été transmis à la justice afin que les personnes concernées par cette gestion calamiteuse puissent s’expliquer sur la destination de ce pactole.
Jean Pierre James
Source : Nouveau Réveil