REPORTAGE. Des milliers de personnes se sont rassemblées mardi 2 juin pour demander « justice pour Adama » et, plus généralement, protester contre les violences policières.
Ils étaient 20 000 à braver l’interdit mardi 2 juin à partir de 19 heures devant le tribunal de grande instance de Paris. 20 000 personnes selon la préfecture de police venues pour répondre à l’appel du comité Vérité et justice pour Adama Traoré, du nom de ce jeune homme noir de 24 ans, décédé en 2016 après une interpellation à Beaumont-sur-Oise (Oise).
Depuis quatre ans, sa sœur, Assa Traoré, se bat « pour que justice soit faite » et que les trois gendarmes responsables de l’arrestation soient mis en examen. C’est elle qui, un peu plus tôt cette semaine, avait appelé les citoyens à se rassembler, alors qu’une troisième expertise médicale commandée par les juges d’instruction chargés de l’enquête a de nouveau exonéré les gendarmes de toute responsabilité dans la mort d’Adama.
Selon cette nouvelle expertise, il ne serait pas mort « d’asphyxie positionnelle », mais d’un « œdème cardiogénique ». C’est sur ce point que se battent depuis quatre ans la famille et les proches d’Adama qui mettent en cause la technique d’interpellation des gendarmes en se basant sur plusieurs contre-expertises qui affirment que le jeune homme ne présentait aucun problème de cœur. Mardi, une nouvelle contre-expertise réalisée à la demande de la famille a encore pointé du doigt la responsabilité des gendarmes, attisant colère et incompréhension devant le tribunal ce 2 juin.
« Ça se passe aux États-Unis, mais aussi en France »
Mais si les manifestants ont demandé en chœur « justice pour Adama », c’est avant tout contre les violences policières en général qu’ils se sont rassemblés. Alors que les États-Unis s’embrasent depuis plusieurs jours après la mort par asphyxie de George Floyd provoquée par un policier de Minneapolis, de nombreuses personnes se sont déplacées pour dire « stop aux violences policières ». « En France, les personnes racisées sont systématiquement victimes de contrôles aux faciès, d’interpellations violentes et non justifiées. Il faut bannir ces méthodes policières qui consistent à se mettre sur une personne pour l’immobiliser. Ça se passe aux États-Unis, mais aussi en France. Aujourd’hui, on est là pour Assa, mais aussi pour tous les autres », dit Douce, une avocate parisienne de 32 ans.
En France, un Noir ne peut pas sortir faire un tour de vélo
Sur de nombreuses pancartes, on pouvait effectivement lire le slogan « I can’t breathe » (en français « je ne peux plus respirer »), les derniers mots prononcés par George Floyd avant de mourir et qui auraient aussi été ceux d’Adama Traoré, selon sa sœur Assa. Venue devant le tribunal, cette dernière s’est adressée à la foule : « Mon frère est mort le jour de son anniversaire. Il a mis son bob, il a mis sa chemise à fleurs, il a pris son vélo et il est sorti faire un tour. Mais en France, un Noir ne peut pas sortir faire un tour de vélo », a-t-elle lancé, avant d’accuser la justice française, de couvrir les gendarmes qui ont « tué son frère ».
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Ce que cette militante antiraciste omet de préciser, c’est qu’il était en compagnie de son frère Bangui, sous le coup d’une enquête pour « extorsion de fonds avec violence ». Lorsqu’ils sont repérés par deux gendarmes en civil, le frère d’Adama reste calme pendant l’arrestation, mais le benjamin, lui, s’enfuit, provoquant une véritable chasse à l’homme dans la commune. Selon sa famille, il aurait pris la fuite pour ne pas se soumettre au contrôle des gendarmes alors qu’il n’avait pas ses papiers d’identité sur lui.
« Tout le monde déteste la police »
À la fin de son discours, accueilli par un tonnerre d’applaudissements, Assa Traoré a lancé à l’endroit des policiers : « Si vous avez une arrestation à faire, venez la faire ici. » Une pique bien sentie alors que, plus tôt dans la journée, des membres des forces de l’ordre se sont présentés à son domicile, sans toutefois procéder à une interpellation. Probablement un simple rappel à l’ordre, ce projet de rassemblement – largement partagé sur les réseaux sociaux et dont elle est l’instigatrice – ayant été interdit mardi par la préfecture de police de Paris.
Dans un communiqué de presse publié sur Twitter plus tôt dans la journée, la préfecture indiquait : « Ce rassemblement, qui n’a fait l’objet d’aucune déclaration préalable et pouvant rassembler de nombreuses personnes, n’est pas autorisé par le décret du 31 mai 2020 relatif à l’état d’urgence sanitaire qui proscrit tout rassemblement, dans l’espace public, de plus de dix personnes. » Au-delà de la question liée à la situation sanitaire, le document pointe du doigt le risque de heurts entre policiers et manifestants, « la tonalité de l’appel à manifester relayé par les réseaux sociaux laisse craindre que des débordements aient lieu sur un site sensible ».
La préfecture craignait en effet que des groupes d’extrême gauche, antiracistes et farouchement opposés à la police ne viennent perturber le rassemblement pacifique. Plusieurs personnalités, à l’instar de Madjid Messaoudene, élu en Seine-Saint-Denis et connu pour être un grand pourfendeur de la laïcité, avaient en effet appelé à maintenir la manifestation malgré le décret d’interdiction. Devant le TGI, des slogans comme « tout le monde déteste la police » ont résonné tout au long du rassemblement. Quelques groupes ont également lancé des « morts aux Blancs », cette fois peu repris par la foule. Mais après trois heures de manifestation relativement calme, plusieurs incidents ont été recensés par la préfecture.
Nombreux incidents en marge du rassemblement
Des heurts ont notamment éclaté aux abords du périphérique. Après avoir essuyé des tirs de projectiles, les CRS ont envoyé des « grenades de désencerclement » pour tenter d’éparpiller les fauteurs de troubles. Plusieurs d’entre eux ont alors mis le feu à du mobilier urbain en dessous du périphérique et bloqué le passage, quand d’autres s’en sont violemment pris à des voitures de police. Les CRS, très nombreux, mais plutôt discrets pendant toute la durée de la manifestation, sont intervenus à coups de gaz lacrymogène. Les incidents se sont ensuite déplacés jusqu’à la porte de Clichy. Le but pour les policiers était de « contenir et disperser », afin d’éviter qu’un cortège sauvage ne se disperse dans Paris, qui célébrait ce mardi sa première soirée de liberté.
Reste que les manifestants ne comptent pas en rester là. « Un mouvement mondial est en train d’émerger », confie Stéphanie, une étudiante de 24 ans. Pour beaucoup, la mort d’Adama Traoré en 2016, ou les violences subies par le jeune Gabriel à Bondy, sont entièrement comparables à la mort de George Floyd aux États-Unis (bien que l’enquête sur le décès d’Adama Traoré ait conclu le contraire). Dans le cortège, le hashtag #BlackLivesMatter était partout, de quoi imaginer que le mouvement initié il y a plusieurs mois aux États-Unis est désormais solidement ancré dans les esprits français.