CRISE MALIENNE : LA JUSTICE, FACTEUR DE PAIX SOCIALE

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Conseil supérieur des magistrats (image d'archive)
Conseil supérieur des magistrats (image d'archive)

Les mauvaises décisions judiciaires sont fréquemment pointées du doigt comme étant l’une des causes des tensions dans maints endroits de notre pays. C’est pourquoi, l’état a lancé un vaste chantier visant à assurer une saine distribution de la justice. Le pari n’est pas gagné d’avance.

« Nul n’est au-dessus de la loi ». Foulé au pied depuis un certain temps, ce principe consacrant l’idée d’une justice digne de ce nom, devient progressivement une réalité dans notre pays. Du moins, si l’on s’en tient aux évènements récents marqués par des interpellations, arrestations, voire jugements de personnes souvent qualifiées « d’intouchables ». Mais aussi, les différentes déclarations des autorités judiciaires sur la lutte contre l’impunité.

Recevant le rapport annuel 2019 du Bureau du Vérificateur général, le président de la Transition s’est montré intransigeant : « Je combattrai l’impunité de toutes mes forces… Chaque fois que la preuve est établie, je corrigerai l’erreur et la sanction tombera. Personne n’y échappera ». Comme pour dire que l’heure de mettre fin à l’impunité a sonné. Et qu’il ne servira pas de bouclier pour qui que ce soit face au couperet de la justice. « Aucune plainte, ni aucune dénonciation ne restera sans suite », avait déclaré, en septembre 2019, le procureur de la République en charge du Pôle économique et financier de Bamako, Mamoudou Kassogué.

Des propos qui traduisent clairement une volonté ferme de rompre avec l’impunité qui fait sombrer l’image du secteur de la justice, non sans conséquences : l’amplification du phénomène de lynchage (exécution sommaire commise par un groupe de personnes sans procès) ou encore la création de groupes d’autodéfense un peu partout à l’intérieur du pays. Sous le régime défunt, une réforme a été amorcée pour redorer le blason de la justice et lui permettre d’assurer efficacement sa fonction régalienne de maintien de l’ordre public.

Il s’agit, en effet, de la Loi d’orientation et de programmation pour le secteur de la justice pour une durée de cinq ans (2020-2024). Le texte s’articule autour de plusieurs axes majeurs qui sont, entre autres la modernisation et le relèvement du niveau de performance des services judiciaires, la consolidation de l’état de droit et le renforcement des droits humains et celui de la lutte contre la corruption, la délinquance financière, le terrorisme, la drogue et la criminalité transfrontalière. « Je suis convaincu que si la justice reste juste et rend à chacun ce qu’il mérite, ce qui lui revient, cette réforme va réussir », estime Dr Paul Traoré, chercheur à l’Université des sciences juridiques et politiques de Bamako (USJPB). Le professeur pense toutefois que la réussite de cette initiative dépend de la volonté politique. Mais aussi, des acteurs de la justice qui doivent accepter de changer et d’y adhérer.

Pour lui, cette réforme doit mettre l’accent sur la documentation et la formation des magistrats. « Comment voulez-vous que les magistrats non documentés puissent rendre une bonne décision de justice ? », s’interroge le professeur Traoré. Un autre problème que la réforme doit résoudre, selon l’universitaire, est l’inadéquation entre la formation dispensée à l’Institut national de formation judiciaire (INFJ) et les réalités socio-économiques de notre pays. Il a souligné également la nécessité d’améliorer les conditions de vie des magistrats. « Ils doivent avoir un traitement équivalent à celui des députés », plaide l’universitaire, qui pense qu’il faut aussi mettre fin au corporatisme en ouvrant la justice à d’autres corps. Et ouvrir également le Conseil supérieur de la magistrature à d’autres personnes notamment la société civile.

INDEPENDANCE –Par ailleurs, le professeur Traoré trouve que l’indépendance de la magistrature n’est pas garantie, martelant que celle-ci dépend des acteurs de la justice. « Si le magistrat ne veut pas être indépendant quelles que soient les conditions qu’on crée, il ne le sera pas », fait savoir l’homme de droit. Aussi, poursuit-t-il, pour que l’indépendance de la magistrature soit assurée, il faudra que le Conseil supérieur de la magistrature ne soit plus présidée par le président de la République. Il faut aussi une loi sur l’autonomie financière de la justice, en ce sens qu’elle élabore elle-même son budget et l’insère dans la Loi de finances au niveau de l’Assemblée nationale, propose professeur Traoré.

En outre, le juriste pense que la crise dans les Régions de Mopti et Ségou est due à la mauvaise distribution de la justice. Pour lui, les décisions de justice n’ont pas toujours été à la hauteur des espérances. « Quand la justice n’est pas juste, on ne peut s’attendre qu’à un désordre », fait-il remarquer. Avant d’affirmer que les terroristes ont profité de ce manque de justice accumulé pendant des années pour se faire une certaine légitimité auprès des populations. Selon notre interlocuteur, une bonne distribution de la justice entraîne la stabilité politique, économique, sociale et sécuritaire ainsi que la promotion culturelle. « C’est un facteur de redynamisation du tissu économique car les investisseurs vont accorder une certaine confiance à l’état », commente-t-il.

Cet avis du professeur Traoré est partagé par le président de la Commission nationale des droits de l’Homme (CNDH), Aguibou Bouaré qui estime que c’est l’impunité qui a entraîné l’éclosion des milices. « Donc, lorsque nous arriverons à nous doter d’une justice crédible, cela va contribuer davantage à solutionner le problème », analyse le défenseur des droits de l’Homme.

Selon lui, il est temps de donner les moyens qu’il faut à la justice pour qu’elle s’acquitte de sa mission qui consiste à sanctionner les fautes. Cela passe aussi par la chasse aux brebis galeuses qui se retrouveraient au sein de l’appareil judiciaire, souligne-t-il. Pour Aguibou Bouaré, la justice est le socle de la démocratie en ce sens qu’elle rassure les citoyens lorsque leurs droits sont bafoués.

« Lorsqu’une personne se sent victime d’injustice, de crime, de violation de ses droits, le seul recours, dont elle dispose, c’est de se tourner vers une justice crédible. Or si cela n’existe pas dans un pays, cette situation peut engendrer beaucoup de conséquences notamment la situation que nous vivons dans les régions du Centre et du Nord », explique le premier responsable de la CNDH. Aussi, exhorte-t-il les autorités judiciaires à diligenter les procédures une fois qu’elles sont ouvertes et les procès. « Si une personne est coupable, qu’elle soit jugée et condamnée, à défaut qu’on la laisse vaquer à ses occupations », invite Aguibou Bouaré.

Avant d’apprécier, en outre, la construction du centre de détention de Kéniéroba dont la capacité d’accueil est de 2.500 personnes. « C’est une avancée compte tenu de la situation de surpopulation carcérale au niveau de la prison centrale de Bamako, déclare-t-il. Il était important de trouver un autre endroit pour un peu décongestionner ce centre de détention ». Mais le président de la CNDH prévient que cela est loin d’être suffisant pour corriger tous les dysfonctionnements de la justice malienne.

Bembablin Doumbia

Source : L’ESSOR

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