Dans un entretien accordé dimanche 06 juin à la chaîne TV5 Monde, à travers l’émission ‘’Et si vous me disiez toute la vérité’’, l’ancien Premier ministre, Dr. Boubou Cissé, s’est prononcé sur l’évolution de la situation sociopolitique du Mali, les poursuites judiciaires engagées contre lui, son passage à la Primature. Il a surtout insisté sur la nécessité de rassembler les Maliens autour d’un projet fédérateur afin de faire sortir le Mali des difficultés dans lesquelles il se trouve en ce moment.
TV5 : Le 18 août 2020, Ibrahim Boubacar Keita et vous avez subi le même sort que le président et le Premier ministre de la transition. Quelle lecture faites-vous de ce nouveau coup de force ?
Dr. Boubou Cissé : Il n’est pas rare de voir au cours d’une transition, où les équilibres sont très fragiles, les contradictions naissantes entre les tenants du pouvoir. On a vu dans d’autres pays de par le monde et nous l’avons surtout vécu au Mali en 2012, d’où l’importance de maintenir le calendrier initial pour pouvoir avoir, dans un meilleur délai, un pouvoir légitime par les urnes et qui puisse s’attaquer aux énormes défis que sont l’insécurité, l’impératif qui est la réconciliation nationale, l’apaisement du climat social et l’assistance aux personnes en difficulté.
TV5 : Mais est-ce que vous comprenez les exigences de l’Union Africaine à l’endroit du Mali et la bienveillance vis-à-vis du Tchad qui a connu, lui aussi, une rupture constitutionnelle ?
Je pense que nous devons garder en tête que nous ne sommes pas isolés du reste du monde, nos choix non plus. Ce que nous décidons pour nous-mêmes ne concerne pas que nous seuls, non seulement nos relations avec nos différents partenaires entrent en ligne de compte dans les choix que nous faisons, mais le choix que le Mali fait aussi a des conséquences sur les autres relations et sur les autres pays.
Quant à la CEDEAO et à l’UA, je pense que les deux institutions étaient dans leur rôle ; ce sont des institutions qui sont fondées sur des principes et des valeurs qui, évidemment, condamnent le coup de force ou le coup d’Etat et les deux institutions l’ont fait.
Mais, je pense que nous devons les saluer pour avoir évité au Mali des sanctions plus dures, d’ordre économique par exemple; parce que les difficultés du quotidien des Maliens sont déjà très importantes.
La CEDEAO, elle, n’a pas eu d’autre choix en fait que d’entériner une situation de fait puisque, avant même le sommet des chefs d’Etat d’Accra, la Cour constitutionnelle du Mali avait désigné le colonel AssimiGoïta comme le président de la transition.Mais je pense qu’elle est restée sur ses principes aussi puisqu’après la condamnation, elle a quand même exigé que la date de fin de la transition puisse être respectée.
Je pense que l’ensemble de la communauté internationale et les Maliens, puisque cet engagement est un engagement de l’Etat malien vis-à-vis de lui-même d’abord mais également vis-à-vis des autres. Ilfaut que cet engament puisse être maintenu et que l’on puisse arriver à organiser des élections libres, transparentes et qui puissent être acceptées de tous.
TV5 : La France a également suspendu ses missions de conseil et d’opérations conjointes avec les FAMA. Compte du contexte sécuritaire, est-ce que cette pression est tenable pour le Mali ?
C’est une décision souveraine de la France que je respecte et je ne veux pas me prononcer là-dessus. Mais ce que je peux dire, c’est que la France et le Mali sont des partenaires très anciens dont les relations sont multiformes. Et dans le partenariat, on peut comprendre que certains de nos partenaires, qui sont à côté de nous depuis 2012, puissent être impatients.
D’ailleurs, nous-mêmes, nous sommes impatients de pouvoir nous passer de leurs services. C’est un peu comme quand une personne qui prête son épaule pour marcher ; au début du chemin, ça va, un peu plus loin, il y a la fatigue ; mais je pense que l’essentiel est de faire le chemin ensemble.
Et aujourd’hui, le chemin entre le Mali et la France, entre le Mali et ses partenaires internationaux, je pense que le chemin, l’essentiel, c’est d’abord la lutte commune et implacable contre le terrorisme ; le chemin, c’est la restauration de la démocratie à travers une transition apaisée qui puisse arriver à des élections crédibles, encore une fois, et acceptées de tous.
Maintenant, pour ma part, évidemment, chacun souhaite de part et d’autre que le Mali puisse se passer, dans un délai raisonnable, de toute aide directe en matière militaire. Maisce temps n’est pas encore venu ; nous sommes en guerre et dans la conduite de la guerre il y a des alliances qui ont un avantage décisif.
TV5 : Arrêté puis traqué par la junte qui vous a accusé de tentative de renversement du gouvernement de la transition, vous êtes désormais un homme libre parce que blanchi par la justice. Quelle leçon avez-vous tiré de
Vous savez, depuis le 02 mars, comme vous dites, j’ai eu le choix entre regarder derrière moi ou regarder devant moi. Une chose m’encourage à plutôt regarder devant moi. Evidemment, cette liberté a été acquise à un prix ; si je décide de regarder derrière moi, je peux voir la solitude ou les sacrifices parce qu’il y en a eu comme le prix de la liberté. Maisje préfère voir le prix de la liberté non pas en terme de souffrance mais plutôt le compter en bonnes volontés et les bonnes volontés il y en a eu. Quand je regarde les juges dusiège,en particulier, ont montré qu’ils pouvaient être à la hauteur de l’enjeu.
TV5 : Et qu’est-ce que ça dit justement, qu’est-ce que votre jugement dit de la justice malienne ?
La justice malienne a pratiquement joué sa crédibilité dans cette affaire, mais je pense que, du fait justement que des personnes, hommes de droit ou simples citoyens se sont levés pour que la vérité soit dite dans le droit, je pense que la justice malienne s’en est sortie grandie et je pense que l’Etat de droit au Mali a résisté et continue de résister.
Et cet Etat de droit c’est un idéal et c’est une norme qui a encore tout son sens pour la plupart des Maliens et c’est ça la lueur d’espoir que moi je retiens et je pense que la stabilité, de façon générale dans mon pays, au Mali, passera par la consolidation de cet Etat de droit.
TV5 : D’avril 2019 à août 2020, vous avez été le Premier ministre d’Ibrahim Boubacar Keita, après avoir été son ministre des Finances. Durant les mois qui ont précédé le coup de force du 18 août, la situation politique et sociale était délétère au Mali. Avec le recul, comprenez-vous ce qui vous a été reproché ?
Je suis arrivé dans la crise en tant que Premier ministre et pour gérer une crise, c’était une crise intense tant sur le plan social que politique, et cela dans un contexte sécuritaire qui était extrêmement préoccupant puisque l’insécurité rongeait le Mali tant au Nord qu’au Centre et avec une division intercommunautaire qui, à chaque moment, risquait de tourner en guerre civile.
Donc c’était un contexte assez complexe mais je pense que nous avons quand même connu quelques succès. Et je pense à l’accord politique de gouvernance, pour la première fois, dans l’histoire de notre pays, des forces politiques contraires acceptaient de se donner la main pour un projet commun de sauvetage du Mali ; ça ne s’était jamais vu avant et une partie de l’opposition a intégré le gouvernement de large ouverture que j’ai mis en place.
Je pense, comme succès aussi, au Dialogue national inclusif qui a été quand même un moment d’union et de communion autour des valeurs communes et qui a donné des solutions à un certain nombre de maux que nous avions identifiés pour sortir le Mali de la crise.
TV5 : Mais cela n’a pas empêché le coup d’Etat du 18 août !
Oui. Le coup d’Etat s’explique par une exaspération de la jeunesse malienne en particulier. Et cette exaspération est due au fait que, peut-être, nous n’avons pas su répondre suffisamment à un certain nombre d’attentes de la part de cette jeunesse, notamment les préoccupations liées à l’emploi.
Nous n’avons pas nécessairement été au rendez-vous, mais pas nous seuls, ce sont des choses qui durent depuis des décennies et des décennies. Il y a une exaspération qui était liée au fait qu’il y avait une perception d’impunité par rapport à la lutte contre la corruption. Il y avait aussi des inégalités extrêmes qui se sont progressivement installées entre les différentes couches de la population.
TV5 : Mais, selon vous, Boubou Cissé, est-ce qu’il faudra repasser par un Dialogue national plus inclusif cette fois pour refonder le Mali, pour sortir de cette impasse dans laquelle il se trouve depuis 2012 ?
Je pense que quand on analyse la situation, chaque fois que nous avons tardé ou nous nous sommes éloignés de la route qui avait été fixée par nos aînés, lors de la révolution de 1990-1991, nous nous sommes mis en danger.
C’est une croyance, peut-être, certains diront une superstition, mais c’est mon analyse de la situation et je pense que c’est ça qui nous a progressivement conduits au coup d’Etat d’août 2020 à travers les événements d’avril, de juin et de juillet.
Maintenant, je pense que le projet du peuple malien, c’est la République sociale, c’est-à-dire concrètement donner à chaque Malien et à chaque Malienne l’opportunité de se réaliser en supprimant les empêchements.
Je pense que tant que la société maintiendra les situations d’inégalités extrêmes qui existent, tant que la société maintiendra les injustices et les obstacles à l’accomplissement que nous avons vus et qui existent depuis un certain temps, chaque pouvoir qui sera mis en place courra le risque d’être renversé par la violence de la rue ou par un coup d’Etat. Et donc, il faut travailler pour aller vers cette République sociale et répondre à ces différentes attentes du peuple malien.
TV5 : Pour finir Boubou Cissé, qu’avez-vous retenu de cette expérience politique que vous avez connue à la fois comme ministre des Finances puis Premier ministre ? Je peux le dire hein, vous avez la quarantaine, que comptez-vous faire aujourd’hui ?
Cette expérience a été extrêmement enrichissante pour moi. J’ai exercé des fonctions au plus haut niveau. D’abord, ministre de l’Industrie et des Mines, ministre des Mines, ministre de l’Economie et des Finances, et le président Ibrahim Boubacar Keita m’a fait confiance pour me nommer Premier ministre de la République du Mali.
Expérience où j’ai compris de façon approfondie, évidemment, les rouages de l’Etat ; j’ai compris les enjeux sécuritaires et géopolitiques non seulement du Mali mais de la sous-région et du Sahel en particulier. J’ai appris davantage à affectionner le peuple du Mali,à avoir un amour profond pour mon pays.
Et aujourd’hui, je cherche à plutôt fédérer les personnes, à rassembler les démocrates, les citoyens pour qu’ensemble, on puisse aller à l’écoute des Maliens, échanger avec eux et définir un projet commun, fédérateur, que nous exécuterons pour sortir notre pays des difficultés dans lesquelles il se trouve en ce moment.
Source : Le Wagadu