Le samedi 18 juin 2022, s’est tenue la Journée d’étude sur Fily Dabo Sissoko (1900-1964) à la Cité universitaire de Kabala, dans la salle de conférences du rectorat de l’Université des Lettres et des Sciences humaines de Bamako (ULSHB), de 9h30 à 16h. Elle est organisée par le DER Lettres de la Faculté des Lettres, des Langues et des Sciences du Langage (FLSL) de l’ULSHB, en collaboration avec Carleton College et l’Université de Floride (Etats-Unis).
Cette cérémonie, parrainée par le Premier ministre, Dr Choguel Kolla MAIGA, a été l’occasion de redonner non seulement vie à l’incommensurable œuvre littéraire de Fily Dabo, qui sombrait jusqu’alors dans la poubelle de l’histoire, mais surtout de révéler des détails intimes sur le quotidien et les circonstances de la disparition du premier grand écrivain et politicien malien.
Les communications scientifiques ayant permis de mettre en lumière la qualité, la diversité et la richesse de l’œuvre filyenne ont été faites par le Pr Alioune SOW de l’Université de Floride sur « Fily Dabo Sissoko et la mémoire politique » ; Dr Fatoumata KEITA (ULSHB) et Dr Modibo DIARRA (ULSHB) sur « L’œuvre Filyenne et la condition féminine : une lecture de La Passion de Djimé et de La savane rouge » ; Dr Mamadou DIA (ULSHB) et Dr Afou DEMBELE (ULSHB) sur « Le français de Fily Dabo Sissoko dans La Passion de Djimé » ; Dr Aboubacar Abdoulwahidou MAIGA (ULSHB) sur « Fily Dabo Sissoko, chantre de l’identité culturelle africaine face aux ‘‘auteurs coloniaux’’ » ; Dr Mamadou Bani DIALLO (ULSHB) sur « Écriture de soi et d’autrui à travers Crayons et Portraits » et le Pr Chérif KEÏTA (Carleton College) sur « De La Savane rouge au Devoir de violence : Fily Dabo Sissoko a-t-il inspiré Yambo Ouologuem ? » (via Zoom).
L’événement a enregistré une mobilisation massive de la famille de Fily Dabo Sissoko : ses enfants et petits-enfants sont conduits par la fille de l’écrivain, Mme Traoré Haby Sissoko et son jeune frère, Mody Fily Sissoko. Ce dernier a fourni un témoignage poignant, jalonné d’anecdotes et de nouvelles révélations sur le caractère du premier ethnographe malien :
« Fily Dabo avait 16 enfants, 10 garçons et 6 filles, dont il s’est sérieusement occupé. […] Fily Dabo était généreux. […, (pour la petite histoire)] un jour, j’étais à Médina coura chez un ami, il me présenta à sa grand-mère qui, étonnée, me dit : ‘je n’ai jamais pensé que je vais un jour rencontrer un enfant de Fily Dabo pour lui raconter ce qu’il a fait pour moi. Toi, ta mère avait à l’époque huit ans, (la vielle femme s’adresse à son fils), j’avais des problèmes, il faisait froid, la tabaski arrive, je ne sais quoi faire pour mes enfants. Il y a un vieux du quartier qui m’a dit d’aller voir Fily Dabo, il t’aidera. Je demande si l’on peut entrer chez-lui. Il me dit : oui, vas-y, tu vas voir, on peut entrer’. Le matin, elle vient, entre dans la maison et dit : ‘Bonjour ! Je veux voir Fily Dabo Sissoko’, le Monsieur qu’elle croise lui répond : ‘tu le connais ?’ Elle dit : ‘Non’, il lui dit : ‘C’est moi !’. Elle est stupéfaite : ‘C’est bien toi ?’ Lui de retorquer : ‘Effectivement, c’est moi Fily Dabo’. La femme lui dit alors : ‘je pensais que tu étais d’une très grande taille, mais l’homme que je vois est court’. Fily Dabo lui répond : ‘Pourtant, c’est bien moi devant vous, quel est votre problème ?’. La bonne femme lui dit donc : ‘La fête est là, je ne sais que faire’. Fily Dabo lui répond : ‘Tu n’as pas de chance, je vais voir dans ma poche ce qu’il y a’. Il met la main dans la poche, ce que la vielle me dit, il sort 3 000 francs et lui donne. […] Elle est allée au petit marché de Médina coura qu’on appelle maintenant la place de Sakali. Elle s’est payé un sac de riz, un sac de mil et un tissu qu’on appelait Délé pour protéger son enfant. Le reste, elle l’a attaché au bout de son pagne. Elle va ensuite voir son voisin pour lui dire qu’il (Fily Dabo) m’a donné 3 000 francs. Celui-ci lui répond : ‘ça, c’est parce qu’il n’a pas d’argent, […] et si tu retournes tout de suite le voir encore, il va te donner plus parce qu’il ne sait même pas à qui il a donné’. Elle dit : ‘Mais ce n’est pas vrai ! Moi, je ne vais pas retourner.’ »
Plus loin, Mody Fily ajoutera : « Je n’ai jamais vu mon père s’énerver. Même si des gens viennent et qu’on le réveille, il disait : ‘calmez-vous, il ne sert à rien de s’énerver’. Il était fidèle dans l’amitié. Il faisait le tour de tous ses amis tous les soirs pour voir ce qui n’allait pas dans leurs familles et causaient avec eux ».
Le public découvre aussi un Fily Dabo proche de la nature qui, selon Oumar Hamadoun Dicko, fils du compagnon d’infortune de Fily Dabo Sissoko, Hamadoun Dicko, a planté la plupart des caïlcédrats visibles au bord des grandes artères de Bamako. Mody Fily, lui, insiste sur l’engagement de son père en faveur de la valorisation des cultures africaines et du made in Mali : « Fily Dabo est le premier homme noir qui est entré au palais Bourbon (Assemblée nationale française) en cotonnade et portait des chaussures appelées ‘Fily Dab’, et un blanc lui a dit : ‘Qu’est-ce que tu fais toi avec cet accoutrement-là ? Fily Dabo de lui répond : ‘Cet accoutrement, c’est la valeur de l’Afrique, et je suis dans cette salle pour représenter l’Afrique. A ma sortie, je porterai votre cravate qui coûte moins chère que ce que je porte’ », affirme Mody Fily.
De son côté, Oumar Hamadoun Dicko fait fort avec sa communication intitulée « Fily Dabo Sissoko, la lumière assassinée ». Dans un monologue très émouvant et ponctué de pauses mélancoliques, l’ancien ministre déclare :
« […] en 1962, il y a eu la création du franc malien, les commerçants se sont révoltés. En octobre de l’année 62, il y a Marba Kassoum Touré, qui était le chef des commerçants, syndicaliste, a réuni les commerçants par rapport à cela, […] (car) tout le secteur privé malien s’est senti floué. Fily Dabo, ne s’en cachait pas, il n’a pas fait de conférences publiques sur la question, mais il ne s’en cachait pas, il a dit à Marba Kassoum Touré, qui était un peu leur chef de grin, lui et (Mamadou) Konaté, vous savez que Konaté et Fily Dabo sont des cousins et que quand Fily Dabo venait à Bamako, il logeait chez Konaté, […] son ami, et c’est Konaté qui l’a promené de porte en porte dans Bamako pour dire que c’est le meilleur d’entre nous, choisissez-le en 1945 pour qu’il soit le député. C’est Mamadou Konaté qui est le premier militant de Fily Dabo Sissoko. Après, ce sont leurs amis communs, devant la porte de Marba Kassoum, devant sa boutique à Bozola, qui ont poussé non seulement Konaté à créer son propre parti, mais également à se présenter contre Fily Dabo. Mais Fily Dabo et Konaté eux-mêmes ont gardé cette amitié. Et la plus belle oraison funèbre est celle de Fily Dabo sur la tombe de Mamadou Konaté. Rien n’a pu les séparer. Les inimitiés entre le PSP et le RDA n’ont jamais séparé Fily Dabo et Konaté. Leur chef de grin, c’était Marba Kassoum Touré. C’est devant sa boutique qu’ils se réunissaient régulièrement. Donc, il y a eu cette connexion entre Fily Dabo et Marba Kassoum. Et Fily Dabo était d’accord avec Marba Kassoum qui lui disait que la création du franc malien allait couper le Mali, isoler le Mali, et Fily Dabo le pensait effectivement et disait que nous sommes le Soudan. Le Soudan, c’est le pays des Djoulas, le pays des échanges, le lieu de rencontre entre le sel du Nord et la cola du Sud. Nous ne pouvons pas couper cela en créant une monnaie qui n’est pas convertible. Il n’y a jamais eu d’action à part le discours qu’il tenait par rapport à cela. Avec la création du franc malien, bien sûr, on a arrêté tous ceux qui avaient encore le franc CFA. Une cabale a été organisée contre Marba Kassoum, on l’a arrêté, et les commerçants, bien sûr ont pensé que Marba Kassoum était à la prison du commissariat du 1er arrondissement, sont allés massivement pour libérer celui qu’ils appelaient le Lion en scandant : ‘Waraba minéyna, waraba minéyna’. […] tous les petits commerçant se sont rués vers le commissariat du 1er arrondissement : ‘libérez le Lion, libérez le Lion, c’était Marba Kassoum. Le pouvoir a paniqué. C’était la première grande manifestation publique. Les gens ont osé, et il y avait beaucoup de curieux qui sont venus. Marba Kassoum était dans un autre commissariat à Missira. Donc, il y eu beaucoup de grabuges, ils ont forcé les portes. Le pouvoir a paniqué, a envoyé les forces de l’ordre tirer sur les gens, deux morts, des centaines de blessés. Et le lendemain, on arrête Fily Dabo Sissoko, Hamadoun Dicko, avec plus de 180 personnes. On met en place ce qu’on appelle ‘un tribunal populaire’, constitué de 39 jurés. Aucun d’eux n’est juge, c’étaient uniquement des militants, des secrétaires généraux de l’US-RDA de l’époque. Il y avait un seul juge et pas d’avocat. Bien sûr, ils ont été condamnés à mort parce que c’est ce qui était prévu. Double gain : la liquidation d’un adversaire politique et régler le compte définitif des marches en République du Mali. Il n’y a plus eu de marches jusqu’à la chute de Modibo Keita en 1968. Fily Dabo et ses deux autres compagnons sont condamnés à mort, envoyés à la prison centrale, puis envoyés à Kidal. Et là, ça va être très long ».
Ainsi, Fily Dabo qui a su braver la censure de l’Administration coloniale pour défendre la voix de l’Afrique par la publication d’articles scientifiques audacieux sur la richesse des traditions et cultures africaines (« l’enfant bambara du Djitoumou » (1931), « Les Noirs et la culture » (1937)), n’a pu échapper à la politique répressive du Mali indépendant.
En octobre 1962, après la prononciation de leur sentence par le tribunal populaire, Fily Dabo aurait dit, selon sa fille Mme Traoré Haby Sissoko et le fils de son fidèle compagnonn, Oumar Hamadoun Dicko : « Vous voulez ma tête, je vous l’offre, parce que moi Fily Dabo, je suis éternel ; mon éternité, c’est chacun de vous, mon éternité, c’est mon œuvre, c’est ce que j’ai laissé pour la postérité ».
Le président du Parti de la solidarité et du progrès (PSP) signalera plus tard qu’un télégramme sera envoyé par la suite par un comité restreint dirigé par le Président Modibo Keita pour signifier aux geôliers de Fily Dabo et ses compagnons : « Faites voler les oiseaux pour toujours ».
Oumar Hamadoun Dicko de renchérir : « […] Ils ont été purement et simplement fusillés par un peloton d’exécution. Les témoins qui sont nombreux et que nous avons rencontrés, dont un – Kamissoko – qui est mort dernièrement, qui était membre du peloton d’exécution. Il y en a un autre qui devait être dans la salle ici, Diallo, qui fut cuisinier à l’époque au camp de Kidal, ensuite qui s’est retrouvé à Tadjidjoumet. Et C’est à Tadjidjoumet, à la frontière algérienne, entre deux collines, qu’ils ont été fusillés le 12 février 1964. On venait de tuer la lumière du Soudan, Fily Dabo Sissoko. […] Quand au niveau du peloton d’exécution, il faisait face à son ancien élève qu’il a recruté lui-même à Ouéléssébougou, Jean Bolon Samaké, qui était le chef du peloton. Quand Fily Dabo a été affecté à Ouéléssébougou comme enseignant, il a fait recruter le jeune homme Jean Bolon contre (l’avis) de son père. Jean Bolon a fait l’armée et s’est retrouvé là, à Kidal, au moment où on envoyé Fily Dabo à la potence. Et c’est à lui que Dibi Sylla a dit : ‘tu conduiras le peloton d’exécution’. […] Quand ils sont arrivés au lieu d’exécution, Fily Dabo leur a dit : ‘Ne nous tirez pas dans le dos, nous ne sommes pas des fuyards, nous voulons que l’histoire retienne que nous vous avons regardés droit dans les yeux de la même façon que pendant toute notre vie, nous avons travaillé pour le Mali droit dans les yeux. Et Marba Kassoum de dire : ‘Allez dire à Modibo que c’est moi qui ai nourri le serpent qui nous a mordus, Fily Dabo Yafama’. Et Hamadoun Dicko de dire : ‘Je suis le plus jeune, c’est moi qui vais creuser les tombes, voici ma bague, allez la remettre à ma famille, à ma fille, pour l’éternité, et sachez que je n’ai souhaité que travailler pour le Mali ».
Certes, ce sont toujours les vainqueurs qui écrivent l’histoire et imposent à la postérité leur version des faits. Mais l’histoire du Mali est surchargée de zones d’ombres et de déshérités innocents. Pour paraphraser le Pr Chérif Keita, le peuple malien se débattait jusque-là dans son écrasante majorité contre deux images de Fily Dabo Sissoko : « la première, négative et effroyable, car résultant du désir de ses ennemis politiques de l’avilir pour la postérité, et la deuxième, plus positive, car venant de l’affection que le petit peuple avait gardée pour le personnage ».
Malgré l’attachement de Fily Dabo à « l’Union française », il n’a pas hésité à prôner l’indépendance et la liberté face aux chantages et aux intimidations proférés par le Général de Gaulle dans sa déclaration accompagnant le référendum du 28 septembre 1958, où il donnait l’occasion aux Africains de choisir entre la Fédération et la Sécession, en précisant que « la Sécession comporte de graves conséquences pour ceux qui la préféreraient, et d’abord la perte de l’aide de la France ». Fily Dabo y réagit fermement et sans ambiguïté aucune : « Nul ne saurait, ni ne pourrait nous détourner de notre destin. Et quand on nous brandit des menaces de privations sous les yeux, nous avons la réplique immédiate, puisée dans nos proverbes de la terre, héritage d’antiques générations. La voici : mieux vaut succomber de privations que d’être sustenté par celui qui vous le rappelle à tout propos. Nous irons donc au référendum ». Le Mali choisit la Fédération et devra par conséquent attendre deux encore pour proclamer son indépendance.
Dans son discours prononcé ce samedi 18 juin 2022 à la Cité universitaire de Kabala, le Premier ministre, Dr Choguel Kokalla Maïga, estime que Fily Dabo s’est distingué comme un « précurseur aussi bien de la littérature malienne d’expression française que de la bataille que nous menons depuis plus de trois quarts de siècles l’affirmation de notre identité, de notre souveraineté, de notre quête de liberté et de mieux être. […] Toutes les pages de notre histoire doivent être ouvertes, lues et tournées. Aucune page ne sera déchirée aussi longtemps que cette Transition sera en place. […] Notre intention avec le Président de la Transition, c’est de concevoir un espace de mémoires. L’appellation sera trouvée par un comité scientifique : ‘Le Musée des grands hommes’, ‘Le Musée de la refondation’, ‘Le Musée de l’histoire du Mali’, tous ces sujets sont en discussion. Un lieu de mémoires où tout malien, toute malienne, tous les amis du Mali peuvent aller s’instruire, se recueillir, apprendre sur notre histoire lointaine et contemporaine ».
Cette Journée d’étude se veut la suite logique du colloque international organisé par le ministère de la Culture du Mali du 13 au 14 mai 2000 à Bamako sur : « Tradition et modernité dans l’œuvre littéraire de Fily Dabo Sissoko ». Les Actes de ce colloque ont été publiés par les Éditions Jamana en 2001. L’ouvrage comprend les textes de communications présentées par le ministre Pascal Baba Coulibaly, Joseph Ki Zerbo, Cheikh Hamidou Kane, Mamadou Bani Diallo, Guy Ossito Midiohouan, Titia Singaré, Salamatou Maïga, Jacques Chevrier, Tidiani Sidibé, Djibrilla Maïga, Abdoulaye Kéïta, Cheick M. Chérif Kéïta, Mahougnon Kakpo, N’Tji Idriss Mariko, Alain Ricard, Diadié Yacouba Dagnoko, Soumaïla Sanogo, Adama Coulibaly et Lamine Diawara. L’ouvrage traite du rôle de la tradition, de l’oralité ainsi que des conceptions littéraires, politiques et philosophiques dans l’œuvre de Fily Dabo Sissoko dans son cadre socio-historique, marqué par la colonisation.
Cette journée d’étude, organisée sous la direction de Dr Afou Dembélé, Cheffe de DER Lettres et piloté scientifiquement par le Pr Alioune Sow de l’Université de Floride aux Etats-Unis, a été sanctionnée par des recommandations semblables à celles formulées lors du colloque international de mai 2000 à Bamako. Les chercheurs en étude filyienne ont concrètement suggéré de :
– faire l’inventaire des travaux (romans, récits, essais, poèmes, discours) de Fily Dabo Sissoko ;
– procéder à la réédition de l’ensemble de son œuvre, afin de la rendre accessible aux universitaires, aux lecteurs maliens et étrangers ;
– organiser régulièrement des rencontres similaires sur la vie et les publications de Fily Dabo Sissoko dans le but de faire vivre sa pensée philosophique, politique et littéraire ;
– baptiser des lieux ou des salles au nom de l’éminent écrivain pour célébrer sa mémoire ;
– insérer ses ouvrages dans les programmes d’enseignement à l’école et à l’université.
Aboubacar Abdoulwahidou Maïga
Maître de Conférences en Littérature comparée
Université des Lettres et des Sciences Humaines de Bamako (ULSHB)
Coprésident du comité d’organisation de la Journée d’étude sur Fily Dabo Sissoko (1900-1964)
Source : Maliweb.net