INTERVIEW/Pr ISSA N’DIAYE SUR LA SITUATION ACTUELLE DU PAYS : «Le préalable à un véritable gouvernement d’union nationale est le partage d’un projet collectif pour le pays»

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Pr Issa N'Diaye

Le Pr  Issa N’Diaye est connu pour son franc-parler. Il est un homme qui ne mâche pas ses mots et qui dit tout haut ce que les autres murmurent tout bas. Dans cet entretien qu’il a bien voulu nous accorder, l’universitaire et non moins président de l’association malienne  « Forum civique », le Pr N’Diaye se prononce sur les questions brûlantes de l’heure. Il s’agit de la  situation politique et sécuritaire, de la crise post-électorale, de la probable formation d’un Gouvernement d’union nationale, de l’Accord de paix qui peine à être mis en œuvres et de la force du G5 Sahel. Le Pr Issa N’Diaye nous parle également de ses deux livres qu’il vient de mettre en librairie. Lisez !

 L’Evènement : Bonjour Pr, quelle analyse faites-vous de la situation politique actuelle du pays ?

Pr Issa N’Diaye : Le moins qu’on puisse dire est que le pays est dans l’impasse. Mais essentiellement en raison du comportement des acteurs politiques et aussi de celui de la société civile qui ne joue pas le rôle qui est normalement le sien. La plupart de ceux qui se prétendent être de la société civile ont basculé dans le champ politique partisan. Ce qui ajoute à la confusion générale qui prévaut actuellement. Pire, aux yeux des populations, ils font tous beaucoup plus partie du problème que de la solution. Leur perte de crédibilité est telle qu’elles  semblent désormais s’en détourner. A cela s’ajoute la mauvaise foi des acteurs politiques eux-mêmes, leur incapacité à dépasser leur ego et à penser au pays. Leur lutte acharnée pour se maintenir au pouvoir ou s’en accaparer, aurait certainement plongé le pays dans une guerre civile si l’indifférence populaire et le peu d’engouement pour les élections passées n’avaient pas refroidi les ardeurs belliqueuses des uns et des autres. Tous ont peut-être fini par comprendre qu’ils avaient beaucoup à perdre les uns et les autres, tous nantis d’un système de prédation de plus en plus décrié par les populations.

 

L’Evènement : Après la crise post-électorale, on achemine vers un consensus et la mise en place d’un Gouvernement d’union nationale. Alors, êtes-vous favorable à un gouvernement d’union nationale ?

Pr Issa N’Diaye : C’est la réponse classique à une pareille situation. S’entendre pour se partager le gâteau du pouvoir sur le dos des populations. Ce n’est guère nouveau. On a déjà connu le consensus à la  ATT. Il pacifie, dans une certaine mesure, le climat politique ambiant mais ne règle pas les problèmes de fond du pays. A croire que toute cette agitation avait pour but de participer au partage du pouvoir que les élections n’avaient pas permis de gagner. L’histoire politique récente du pays permet de comprendre rapidement qu’en fait, depuis un quart de siècle, ce sont les mêmes acteurs qui se disputent le devant de la scène politique. Parfois ils sont issus, pour la plupart, du même moule politique. Ils ont souvent exercé de hautes responsabilités dans l’appareil d’Etat. Le bilan de leur passage au pouvoir reste cependant, peu flatteur. Le gouvernement dit d’union nationale laisse entier les problèmes du pays. Il ne se préoccupe guère des menaces et défis de l’heure, notamment les risques de partition qui pèsent sur le pays. De cela, on n’en a cure. Seule compte l’opportunité par rapport à la cooptation à un poste de prédation qui permet de faire main basse sur les richesses du pays, rapidement et en toute impunité. Aujourd’hui, le fossé entre les élites et les populations s’est élargi. L’Etat lui-même a perdu tout crédit. Il a de la peine à rassurer le citoyen.

Le préalable à un véritable gouvernement d’union nationale est le partage d’un projet collectif pour le pays. Pour l’instant, cela ne figure pas à l’ordre du jour. Seul compte le fait de se placer dans les opportunités du moment pour en tirer des bénéfices personnels immédiats.

 

L’Evènement : La situation sécuritaire est plus que jamais délétère. Après le Nord, c’est le Centre du pays qui vit des tensions, presqu’intercommunautaires. Quels commentaires et analyses de cette situation ?

Pr Issa N’Diaye : Effectivement l’insécurité a gagné le centre du pays voire tout le pays entier. Les attaques de villages et l’assassinat de civils innocents posent de plus en plus problème. Comment analyser et comprendre ces affrontements incessants entre des populations qui ont toujours vécu ensemble, des siècles durant ? Quelle mouche les a piqués subitement pour en arriver là ? Difficile à comprendre de prime abord.

Et si cette insécurité dans le centre du pays relevait d’une stratégie de diversion pour détourner l’attention sur la situation dans le nord du pays et les menaces de partition qui pèsent sur le pays. Comment interpréter l’entêtement du pouvoir, pressé de partout par ses tuteurs occidentaux du dernier accord d’Alger, à vouloir imposer une régionalisation sauvage par le biais d’un referendum constitutionnel qui va affaiblir davantage l’Etat, en procédant à un découpage territorial en faveur d’une ultra minorité ‘blanche’ au détriment de l’écrasante majorité des communautés qui vivent dans ces espaces ? N’est-ce pas là, le début d’un processus de ‘blanchiment du Sahara’ utile et de création d’un nouvel Etat, comme on l’a fait pour Israël et qui, à terme, conduira à une sorte de ‘palestinisation’ des communautés qui finiront par être chassées de leurs terres par de nouveaux colons. Une sorte de remise en scène du projet d’OCRS concocté par la France de De Gaulle, à la veille des indépendances des années soixante. On fera ainsi, d’une pierre, deux coups. Non seulement ce Sahara utile sera gardé par des groupes armés ‘blancs’ locaux et on créera  en outre une barrière de population blanche entre l’Europe et l’Afrique noire en espérant donner ainsi un coup d’arrêt aux courants migratoires qui sont devenus la hantise des gouvernements actuels européens. On déstabilise nos pays par des guerres de convoitise de nos richesses, on ‘misérabilise’ nos populations et en même temps, on les empêche de fuir l’enfer qu’on a ainsi créé, avec la complicité des élites locales. Peu importe ceux qui sont massacrés sous les bombes ou tombent comme des mouches, dans la traversée du désert ou de la Méditerranée ! Des sommes colossales sont investies dans des projets d’édification de barrières aux frontières de l’Europe, de plus en plus repoussées vers le Sud et dans des politiques pourvoyeuses de génocides sur lesquels on ferme les yeux.

Funeste projet qui n’est pas dénué de sens dans la géostratégie actuelle du Sahara. Les mois à venir nous éclaireront davantage sur les véritables enjeux cachés de l’insécurité dans le centre du pays et ailleurs. Sans doute, la stratégie du chaos fait son chemin au grand bénéfice des multinationales occidentales! Complotisme, crieront certains !

 

L’Evènement : Aussi, depuis sa signature, la mise en œuvre de l’accord pour la  paix et la réconciliation est dans l’impasse, si on peut dire ainsi. Selon vous, qu’est-ce qu’il faut, pour débloquer la situation ?

Pr Issa N’Diaye : A l’évidence, c’est un échec. Il s’agit d’un accord conçu à l’extérieur et imposé au pays. Cela ne pouvait marcher.

Il est indubitable qu’il faut se mettre à l’écoute des populations. Mais chacun y va de son petit calcul. Aujourd’hui, tout le monde parle de la nécessité d’assises nationales. Chacun y met un contenu, en fonction de ses intérêts. Cependant, la crise est telle qu’on ne peut y échapper. Seuls les Maliennes et les Maliens sont à même de résoudre les problèmes actuels du pays. Et cela passe par un dialogue direct entre les populations, elles-mêmes. On ne peut plus de contenter de cooptation des élites entre elles, au prétexte qu’elles constituent les ‘forces vives’ du pays. Etat, partis politiques, syndicats et société civile, tous font partie du problème. La seule façon de refonder le pays, consiste à en confier la mission aux populations elles-mêmes à la base.

Il faut donc donner un contenu précis aux assisses nationales dont on parle sous différentes appellations.

Il faut qu’elles soient populaires, qu’elles partent des populations à la base (villages, hameaux, etc.) vers le sommet (communes, cercles, régions, etc. puis synthèse nationale) et non comme on l’a vu, toujours, organisé par le sommet et imposé aux acteurs choisis par l’Etat. Ce schéma, depuis les conférences nationales et autres concertations a atteint ses limites. Les populations à la base sont les principales concernées par les problèmes du pays. Il faut briser tous les carcans et tous les groupements d’intérêt qui constituent un frein à l’épanouissement général du pays. Cela passe par le dépassement, voire la dissolution des partis politiques actuels, des syndicats, associations de tous ordres et leur refondation sur des bases nouvelles voulues et conformes aux seuls intérêts des populations. Il faut faire émerger un nouveau leadership politique et social. Et cela ne va pas aller sans résistance de la part de tous ceux qui profitent du système actuel.

Les assises nationales doivent être inclusives et concerner l’ensemble des Maliens et Maliennes acceptant de vivre sous une même législation et une même administration des personnes et des biens.

Les assises nationales doivent être souveraines. Cela veut dire que seuls les acteurs nationaux peuvent y participer, en dehors de toute ingérence extérieure. En outre, les résultats de ces assises doivent être mis en œuvre comme étant l’expression de la volonté populaire.

Il est clair, dans ces conditions, qu’il ne peut revenir à l’Etat ou aux partis politiques ou toutes  autres structures actuelles, le soin d’organiser de telles assises. Il faut que cela soit porté par des personnes indépendantes, crédibles et dont le patriotisme est apprécié par tous. Il faut s’inspirer de manière lucide et critique de l’expérience sénégalaise sous la conduite d’Amadou Moctar Mbow. On peut puiser dans d’autres expériences, sur d’autres continents, notamment en Amérique latine où les avancées sont significatives en termes de refondation démocratique.

C’est à ces conditions qu’on sera à même de faire redémarrer le pays sur des bases nouvelles et saines. Mais cela n’est guère faisable dans le cadre du système actuel de prédation en cours  dans le pays.

 

 

L’Evènement : Quels commentaires faites-vous de la force du G5 Sahel ?

Pr Issa N’Diaye : Le G5 Sahel n’est pas un projet africain mais une initiative française sous l’égide de l’OTAN. Il est prétentieux de sa part de vouloir vaincre l’insécurité au Sahel sans l’Algérie qui n’en fait pas partie. La France qui n’a pas les moyens de ses ambitions géopolitiques et géostratégiques, cherche à sous-traiter la guerre qu’elle mène au Sahel pour s’approprier les énormes richesses minières de la zone. Elle met en avant les ressources humaines des armées africaines pour amoindrir ses pertes de plus en plus mal acceptées par son opinion publique nationale. Elle met aussi à contribution les pays concernés en ce qui concerne le financement de l’effort de guerre, presse ses alliés arabes des pétromonarchies du golfe pour financer l’achat de matériels militaires français, peu adaptés aux réalités locales, moins robustes et plus chers. Du point de vue de la stratégie militaire, il est évident que les armées du G5 Sahel sont de fait sous commandement français. Dans ces conditions, il est évident que le G5 Sahel soit peu soucieux de la souveraineté de nos Etats. Il obéit à des logiques et à des intérêts qui ne sont guère ceux de nos pays. Le refus algérien d’y participer l’explique en partie.

Il revient à nos pays d’assurer leur propre sécurité en dehors de toutes ingérences extérieures. Et cela passe par la fermeture des bases étrangères et le départ de toutes les troupes étrangères du pays, y compris celles de l’ONU. Modibo Keita l’avait bien compris et il avait su en relever le défi. C’est avant tout une question de volonté politique. Malheureusement, elle fait largement défaut aujourd’hui.

 

L’Evènement : Vous venez de publier deux livres. Parlez-nous un peu de ces deux œuvres.

Pr Issa N’Diaye : Il s’agit, avant tout d’un témoignage sur l’histoire récente du pays et sa tentative de reconstruction démocratique. Il y’a tant de falsifications de l’histoire récente du pays, surtout de la part de ceux qui l’ont plongé dans l’abîme. Mais, en tant qu’acteurs du mouvement dit démocratique, nous devrions avoir l’honnêteté et le courage d’admettre nos parts d’erreurs, de déviations voire de trahisons des idéaux de mars 1991.

Ces deux ouvrages s’adressent surtout aux jeunes pour qu’ils apprennent à lire avec un esprit critique les réalités actuelles du pays, à mesurer les défis qui sont les leurs et à forger les instruments de leur propre émancipation.

Le premier tome intitulé «Silence, on démocratise ! » essaie de donner un fil d’analyse de la construction chaotique du processus démocratique, ses incohérences et son déraillement. En même temps, il essaie de donner des repères aux jeunes, à travers les portraits de militants patriotes qui ont porté l’idéal du changement à travers l’exemplarité de leur combat.

Le second tome en parle aussi. Intitulé « Le festival des brigands » en référence à un propos du Président Modibo Keita qui disait : « quand les propriétaires deviennent des spectateurs, c’est le festival des brigands ». C’est certainement le cas du Mali aujourd’hui. Nombreux sont les Maliennes et Maliens à avoir trahi leur pays, ne serait-ce que par leur indifférence. Alors c’est la ruée des brigands, brigands locaux, nationaux, des pays voisins et régionaux, brigands internationaux…

La solution aux problèmes actuels ne tomberont pas du ciel ni ne viendront de l’extérieur. C’est aux Maliennes et Maliens d’assumer leur destin. C’est la tâche urgente de la jeunesse malienne. A elle de l’assumer !

Propos recueillis par Dieudonné Tembely

Source: L’Evènement

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