Devenu leader d’une opposition hétéroclite, l’imam malien a montré qu’il pouvait mobiliser la rue contre le pouvoir. Reste à savoir ce qu’il compte faire de cette influence.
Les bras croisés, l’air grave, la barbe grisonnante, l’imam Mahmoud Dicko dirige la prière funéraire dans sa mosquée du quartier de Badalabougou, à Bamako. Quatre corps sont étendus devant lui en ce 12 juillet, quatre des onze victimes décédées lors des violences qui ont endeuillé les manifestations hostiles au président Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) organisées deux jours plus tôt. Des fidèles, venus en nombre, portent les dépouilles jusqu’au cimetière tandis que des manifestants assurent la sécurité du cortège. Un calme relatif s’installe, le temps de dire adieu à ceux qui, il y a encore quelques jours, défilaient à leurs côtés, criant leur ras-le-bol du régime.
« L’ascension de l’imam Dicko est le symbole de l’échec de l’élite politique malienne »
Le notable a su fédérer les sensibilités religieuses et profiter du recul des idéologies de gauche.
« C’est souvent l’éleveur du bélier qui en reçoit les premiers coups de cornes », avertit un proverbe wolof. A cette image, la stratégie de rapprochement des acteurs politiques avec le monde religieux finit souvent par se retourner contre leurs auteurs.
Au Mali, la percée de l’imam Dicko comme figure centrale de l’opposition au pouvoir en place est le fruit d’un long processus dans lequel la responsabilité de toute l’élite politique est largement engagée. Ce 19 juin, pour le troisième vendredi consécutif, l’imam appelle à manifester pour pousser « IBK » [Ibrahim Boubakar Keïta, chef de l’Etat] à la démission, un président « obligé » qu’il se targue d’avoir « mis en place »
Décrit de manière simpliste comme un « salafiste wahhabite », M. Dicko s’est engouffré dans la brèche politique malienne et a séduit des pans entiers de l’intelligentsia et de la jeunesse « éduquée ». Il use, paradoxalement, d’une rhétorique aux apparences « modernes » pour mieux combattre la modernité sociale.
En 2009, avec le soutien de la majorité de la classe politique, il mobilisa contre la promulgation d’un code de la famille jugé « anti-islamique » bien que voté par l’Assemblée nationale. A côté d’un islam traditionnel « populaire » incarné par Chérif Ousmane Madani Haïdara, choyé par l’Etat et ses partenaires internationaux, Mahmoud Dicko a développé un discours proche des réalités de la population.
Abréger les frustrations
Par un travail de longue haleine et la rupture d’avec l’islam traditionnel critiqué pour sa subordination au pouvoir, il a convaincu bien au-delà de l’élite arabophone et séduit des cadres de la haute administration et du monde économique.
Les principes de bonne moralité en bandoulière, il fédère les sensibilités religieuses et profite du recul des idéologies de gauche qui permettaient, jadis, de formuler la critique d’une « hégémonie néolibérale ». M. Dicko a compris que pour abréger les frustrations actuelles, il fallait épurer son discours de références islamistes afin d’opérer une jonction inédite entre mouvances salafistes et anciens militants de la gauche nationaliste qui voient en ce « smart islam » une forme efficace de contestation de l’Occident et d’un « néo-impérialisme ».
Afin de masquer son fond religieux, l’offre politique de M. Dicko est soigneusement emballée d’une critique de la mal-gouvernance. Le tout dans un contexte de rejet de la présence militaire étrangère.
La manifestation du 5 juin à Bamako, où un ultimatum a été lancé au président Ibrahim Boubacar Keïta pour qu’il démissionne, a été un tournant. Pour la première fois, des milliers de personnes se sont réunies à l’appel d’une coalition d’hommes politiques, de religieux et de membres de la société civile, dont Mahmoud Dicko. Elle a permis à l’imam d’approfondir les dissensions au sein de la communauté musulmane, d’amputer l’arrière-garde de la politique malienne de ses leaders, presque tous signataires du communiqué final demandant à « IBK » de partir.
Les « liaisons dangereuses »
Pour comprendre cette rupture, il faut se pencher sur trois moments de l’évolution politique récente du Mali. D’abord, la genèse de la montée en puissance fulgurante de l’imam. Les régimes successifs ont aidé le wahhabisme, bien que courant minoritaire, à se hisser et à se maintenir à la tête du Haut Conseil islamique dans un pays pourtant de tradition malikite depuis des siècles et bien ancré par sa tolérance. Le courant wahhabite, aux idées conservatrices, était paradoxalement mieux organisé et pouvait être politiquement plus mobilisable, aux carrefours du business et du pouvoir.
L’élite politique se bousculant dans les « cours » des marabouts a observé, inerte ou impuissante, ce responsable religieux triompher au point de faire annuler un vote de la représentation nationale sur le code de la famille. A l’époque, face à lui, Mahmoud Dicko n’avait plus que des mouvements de femmes affaiblis que fuyaient les hommes politiques et les défenseurs des droits humains isolés face à la majeure partie de la société civile progressivement largement acquise aux thèses de l’imam. M. Dicko fut tellement influent, qu’en en pleine crise sécuritaire au Nord en 2012, il fut appelé à la rescousse des humanitaires pour acheminer de l’aide à Tombouctou, libérer des otages.
Ensuite, les « liaisons dangereuses » entre le président actuel et l’imam, dont l’un des protégés mobilisa plus de deux cents mouvements islamiques autour de la coalition Sabati 2012, contribuant largement à l’élection au premier tour d’« IBK ». M. Dicko sera alors des voyages présidentiels, surtout dans les pays du Golfe dont il connaît la langue et l’idéologie. Il gagne en reconnaissance et devient l’intermédiaire privilégié pour appeler les djihadistes à la « trêve ».
Décrédibilisassion de la parole politique
Enfin, survient le divorce lorsque « IBK » nomme Soumeylou Boubèye Maïga secrétaire général de la présidence, puis premier ministre en décembre 2017. L’imam ne pouvait admettre de voir au cœur de l’appareil d’Etat celui qui, selon lui, aurait contribué au tarissement de certaines prébendes et avantages mais aussi à l’émergence des milices dans le centre du Mali. Les massacres comme celui d’Ogossagou, où les Peuls sont les premiers ciblés, emporteront en avril 2019 le fauteuil du premier ministre.
La société malienne est, aujourd’hui, aussi divisée que sa sphère religieuse. L’islam, instrumentalisé aussi bien par les imams que par des leaders de gauche toujours en quête du grand soir, est en passe de devenir le nouveau syndicat unitaire des « damnés de la Terre » comme dirait Frantz Fanon.
Ces signaux risquent d’être aggravés par deux faits essentiels. D’un côté, les entrepreneurs religieux se saisissent parfaitement de la décrédibilisassion de la parole politique classique. Un imam sénégalais ironisait récemment : « Si les populations en arrivent à ne même pas croire au coronavirus parce que les politiques l’ont annoncé en premier, ils doivent vraiment se ressaisir ». D’un autre, l’érosion des légitimités politiques locales et l’éclatement continu du leadership religieux dans une région en pleine mutation continuent d’inquiéter tout le Sahel.
Dans cet espace sahélien où on joue sur la manipulation du religieux pour des motifs politiques, des figures telles que M. Dicko arriveront toujours à se saisir des opportunités qu’offre, entre autres, le discrédit de l’élite politique. Tant que cette dernière, sans solution immédiate aux demandes populaires, surfera par populisme, sur les ressorts du religieux, elle n’en finira pas de se réfugier derrière des figures comme l’imam Dicko, l’un des symboles de son propre échec.
La Rédaction
Source : L’informateur