Cet économiste et chercheur camerounais est l’auteur de l’essai « Indépendances, discours sur le colonialisme après la colonie ». C’est un panafricaniste assumé. Nous lui avons demandé de réagir à l’annonce de la réforme du franc CFA
Martial Ze Belinga : Il faut se garder de surinterpréter les annonces qui ont été faites le 21 décembre à Abidjan, dans le contexte d’une visite visant à réduire les tensions perçues comme anti-françaises en Afrique, au regard de la présence militaire française et de la persistance de l’utilisation du franc CFA, entre autres sujets polémiques.
Il faudra donc attendre les contenus écrits des nouvelles conventions pour en faire une analyse sérieuse. à court terme cependant, il est très probable que peu de choses changent puisque les quatre éléments par lesquels le franc CFA est fonctionnellement défini sont restés inchangés sauf éventuellement un. Restent inchangés, la « garantie » française historique de la monnaie, verbalement réaffirmée ; l’ancrage fixe à la monnaie utilisée par la France, l’Euro ; la liberté de transferts de capitaux dans la zone (a priori). Les changements résident dans la dénomination symbolique de la monnaie qui reprend le nom déjà donné à la monnaie unique de la Cedeao, ce qui ne va pas de soi, et la fin annoncée du compte d’opération du Trésor français alimenté par les réserves de change africaines.
Ces deux changements annoncés (nom, centralisation des réserves) sont censés réduire les aspects « idéologiques » rejetés du franc CFA. Ils ne modifient pas la politique monétaire actuelle peu efficiente en matière de création d’emplois et de réduction des disparités, pourtant ils posent par ailleurs plus de questions qu’ils n’en résolvent. Si les réserves africaines ne sont pas centralisées ou détenues par la France, à partir de quelles ressources celle-ci garantirait-elle la nouvelle monnaie ? Il faudra bien lier la garantie annoncée à des ressources africaines, d’une façon ou d’une autre… Si aucun dispositif n’était révélé pour justifier et légitimer cette garantie et éloigner le spectre des interprétations de néocolonialisme, la crédibilité de la réforme serait fortement engagée. Nombre de spécialistes et de militants avaient d’ores et déjà prévenu des risques d’un CFA bis. En l’absence de lignes de démarcation plus que nominales, l’annonce du 21 décembre pourrait sembler leur donner raison.
Quelles implications pour la crédibilité de la monnaie de l’Union ouest-africaine ?
Martial Ze Belinga : Les implications concernent d’abord l’intégration monétaire en zone Cedeao. En effet, ce qui a été annoncé est la volonté de mise en place d’une espèce d’«Eco-CFA», différent de l’Eco de la Cedeao.
L’«Eco-CFA» relève de l’initiative française (assumée par le président français), approuvée par les pays de l’Uemoa, caractérisé pour le moment par un ancrage fixe à l’Euro. à contrario, l’Eco originel de la Cedeao, est un projet africain, de 15 pays, ayant accepté en 1983 d’adopter une monnaie commune adossée à un panier de monnaies, et à taux de change flexible. Nous sommes donc en présence de deux Eco, une situation qui risque de dégrader la crédibilité du projet endogène d’intégration monétaire ouest-africaine. Tout se passe comme si, paradoxalement en dépit des contestations, les préconisations faites à la France par les grands hiérarques français (Hubert Védrine, Dominique Strauss Kahn) qui proposaient une extension de la Zone franc à des pays non francophones à l’exclusion du Nigeria, venaient de trouver des conditions premières d’application ou d’expérimentation.
Pensez-vous que les Africains ont enfin pris les rênes de leur monnaie ?
Martial Ze Belinga : Je pense qu’il faut regarder froidement l’ensemble des aspects de cette annonce. Il y a quelques temps le président du Bénin révélait que cette réforme était à l’initiative du gouvernement français, ce qui a été confirmé le 21 décembre. Les Africains prendront les rênes de leur destin monétaire lorsqu’ils auront l’initiative de la décision stratégique, l’inspiration et l’application des réformes politiques et monétaires. Cela ne pourra se faire sans les peuples et institutions africains, les parlements, les experts et intellectuels, la société civile. Mais nous avançons vers la formulation par les Africains d’un projet roboratif et puissant de Renaissance africaine avec un volet de panafricanisme économique (intégration économique et monétaire graduelle).
Dans cette optique, les monnaies africaines de notre futur proche devront à mon sens être panafricaines, transformationnelles (orientées vers l’industrialisation, la diversification productive…), alternatives (ouvertes aux innovations monétaires comme les cryptomonnaies ou les monnaies locales) et holistiques, c’est-à-dire prenant en compte les aspects de légitimité politique, institutionnelle, d’ancrage culturel et social. J’ai résumé ces caractéristiques que j’appelle de mes vœux pour nos futures monnaies, par l’acronyme PTAH du nom du dieu créateur en Egypte antique sous l’ancien empire, dieu des artisans, des bâtisseurs.
Propos recueillis par C. M. T
Source : L’Essor