Au Mali et en France, la mort de Sadou Yehia, un berger malien qui a témoigné contre les jihadistes, soulève une vive émotion. Le 13 janvier, France 24 diffuse un reportage de six minutes au Nord-Mali. On y voit une patrouille française qui interroge des villageois avec l’aide d’un interprète. Aucun visage n’est flouté, ni chez les militaires ni chez les villageois. À la fin de ce reportage, l’un de ces villageois, Sadou Yehia, dont le nom est écrit au bas de l’écran, accepte de témoigner en français et dénonce le racket que pratiquent les jihadistes.
Le 5 février au soir, un groupe jihadiste arrive au village. Selon son neveu Oumar, cité par le site Arrêt sur images, Sadou Yehia, l’éleveur qui a témoigné, est enlevé. Trois jours plus tard, il est ramené au village et abattu devant sa famille. Sur son corps sont retrouvées des traces de torture. Aujourd’hui, Oumar affirme : « Lorsque les terroristes sont venus au village [le 5 février], ils ont désigné mon oncle par son prénom et son nom. Il ne fait aucun doute [que ce reportage] a mis les terroristes sur sa piste. »
A la suite du sauvage assassinat de Sadou Yehia, la direction de France 24 écrit, dans un message publié le 12 févier, que « toutes [ses] équipes qui avaient contribué à ce reportage, à Bamako ou à Paris, ont été profondément bouleversées » Face à la mise en cause de son reportage par le neveu de la victime, France 24 affirme : « C’est ajouter une accusation terrible et injuste à l’horreur. Les délais importants entre le tournage [le 12 décembre], la diffusion [le 13 janvier] et l’assassinat [le 8 février] montrent le caractère spéculatif de ce qui est présenté hâtivement par des commentateurs comme une causalité certaine. » Et la chaîne de télévision internationale d’ajouter : « Nous ne pouvons accepter d’être désignés comme les coupables [de cet assassinat] dans une inversion insupportable des responsabilités. »
Aurait-il fallu flouter le visage de Sadou Yehia ? « Les terroristes n’ont pas besoin d’un reportage de France 24 pour savoir quand Barkhane débarque dans un village. Ils ont des mouchards et sont informés en temps réel de la présence des militaires français », analyse le chercheur français Yvan Guichaoua, cité par le site Arrêt sur images. Toutefois, il estime « scandaleuse » l’absence de floutage, car elle « augmente la vulnérabilité » des témoins. Dans son message, la direction de France 24 écrit : « Dans une zone où les terroristes savent tout et sur tous, sans délai, de la présence des militaires dans les villages à l’identité des habitants qui leur parlent, rien ne permet d’affirmer que le floutage de Sadou Yahia lui aurait garanti une quelconque sécurité. Dans ce contexte, l’anonymisation est illusoire. »
La mort atroce de Sadou Yehia pose la question du recueil de témoignages en zone grise, là où les populations vivent sous menace terroriste et s’exposent à des représailles dès qu’elles parlent, comme le constate d’ailleurs le reportage de France 24. Selon Human Rights Watch, quelque deux cents civils maliens ont été assassinés au cours des trois derniers mois de l’année 2019. « Si la présence des médias met en cause la sécurité des habitants, la question qui se pose est alors celle de la couverture de la zone et du recueil des témoignages, écrit France 24. Il nous semble essentiel que les rares médias qui s’y rendent encore continuent de couvrir le quotidien des populations qui souffrent [face] à des groupes terroristes qui entendent poursuivre leurs exactions dans le silence et sans témoins. »