Dr. Boubou Cissé, Premier ministre, a présenté au président de la République le 11 juin dernier la lettre de démission du gouvernement. Il a été aussitôt reconduit pour former une nouvelle équipe gouvernementale, mais les soubresauts qui agitent frénétiquement le landerneau politique ne lui ont certainement pas permis de constituer son nouvel attelage. Va-t-il alors devoir assumer seul la responsabilité du massacre de nos concitoyens par la Forsat ?
À compter de la publication du décret N°2020- 0292/P-RM du 11 juin 2020 dans le Journal officiel qui a mis fin aux fonctions du Premier ministre et des autres membres du gouvernement, Dr. Boubou Cissé, le Premier ministre sortant reconduit aussitôt, forme avec Ibrahim Boubacar Keïta, président de la République, un curieux tandem à la tête de l’exécutif. Le pays est maintenant sans gouvernement depuis quarante jours et, si l’on remonte un peu plus le temps, le dernier conseil des ministres date du 27 mai, ce qui indique que dans une petite semaine, le pays bouclera deux mois d’affilée sans gouvernement pour décider de la marche de l’État et de veiller aux services dus aux populations. Cette situation est d’autant préjudiciable que le décret cité ci-haut ne donne nullement l’aptitude aux ministres sortants et encore moins aux secrétaires généraux des départements d’évacuer les affaires courantes; il se contente seulement d’indiquer en son article 2 que “Le présent décret sera enregistré et publié au Journal officiel”. Autant dire l’arrêt de l’administration publique, les bureaux ne s’ouvrant que pour accueillir les agents sevrés de direction. Pareille situation ouvre la porte, on le sait, à des vols et autres délinquances multiples, sans compter d’autres excès préjudiciables à l’orthodoxie de la gouvernance.
C’est sans doute un de ces excès qui a prévalu les 10, 11, 12 et 13 juillet lorsque, au grand étonnement de l’opinion publique nationale et internationale, la Forsat (Force Spéciale Anti-Terroriste) s’est acharnée sur des manifestants aux mains nues, faisant un bilan macabre de 23 tués et plusieurs centaines de blessés graves. Si personne ne veut assumer la responsabilité de ces crimes odieux, les tentatives de brouiller la bonne compréhension du délit, qui a tout l’air d’avoir été prémédité, ont été notées. Le Premier ministre, Dr. Boubou Cissé, a pu, sous le sceau de la confidentialité, adressé à Monsieur le Ministre de la sécurité et de la Protection Civile une lettre de demande d’explications (n° 0602 du 14 juillet 2020) pour lui signifier qu’il lui est revenu de constater que la Forsat rattachée à son département a été employée lors des opérations de maintien d’ordre du 10 juillet et jours suivants, pour appuyer les unités des forces de Sécurité déployées dans le cadre de la sécurisation des manifestations de désobéissance civile organisées par le M5-RFP. Et le Premier ministre d’instruire au ministre concerné de procéder aux investigations nécessaires en vue de lui préciser, entre autres, les raisons de l’engagement de la Forsat, l’autorité ayant ordonné l’engagement de la Forsat et le respect ou non de la procédure prévue en la matière. Mais cette missive, pour intelligente et adroite qu’elle ait voulu être, est cousue de fil blanc. Premièrement, à la date du 14 juillet 2020, il n’y avait pas de ministre de la Sécurité et de la Protection Civile, à moins que ce soit un fantôme qui exerçait alors, lequel n’aurait en tout cas pas la citoyenneté malienne. Deuxièmement, Dr. Boubou Cissé et son Directeur de cabinet, Amadou Ousmane Touré qui a signé par ordre la lettre, sont des hommes intelligents, c’est bien connu. Le premier a sept ans de présence au gouvernement, depuis 2013, à l’accession d’Ibrahim Boubacar Keïta à la magistrature suprême. Le second est un magistrat de classe exceptionnelle, ancien Procureur anti-corruption sous Alpha Oumar Konaré, qui n’avait pas hésité en tant que tel d’écrouer la quasi-totalité des PDG et directeurs généraux de l’époque, et la plupart de tous ceux qui géraient des biens publics. Les deux savent donc bien s’ils s’adressaient à un ministre ou à une poupée. Il n’est toujours pas facile de noyer le poisson dans le fleuve et Ponce Pilate lui-même n’a pas eu beaucoup de réussite !
Le pot aux roses semble même découvert lorsque des républicains incorruptibles se trouvant au cœur du système ont pu mettre la main sur l’autre lettre de la primature concernant la même affaire. En effet, cinq jours avant la lettre de demande d’explications du 14 juillet, le Premier ministre ordonnait, le 09 juillet, à sa ministre déléguée chargée du budget de prendre des “dispositions urgentes pour une avance de fonds de 200 milliards de francs CFA destinée à la prise en charge des opérations spéciales, des patrouilles de grande envergure et de la couverture sécuritaire des manifestations sociales”; on aura noté qu’on évite de parler de manifestations politiques. Signée toujours par ordre par Amadou Ousmane Touré, le Directeur de cabinet du Premier ministre, cette lettre fait référence à une “Lettre confidentielle n°0227/MSPC-SG en date du 06 juillet demandant trois jours plus tôt une avance de fonds nécessaire. On serait tenté de croire que c’est le général Salif Traoré, ministre sortant de la Sécurité et de la Protection Civile, qui continuerait à exercer sans mandat à son ancien poste et qui conditionnerait les forces de l’ordre, singulièrement la Forsat, pour servir de chien de garde au régime chancelant d’IBK. Ou, plutôt, ce serait le secrétaire général du département en vacances qui a joué en lieu et place du ministre démissionné pour parer au plus pressé, plus exactement pour les besoins de la cause. Il urge que la fameuse lettre confidentielle n°0227/MSPC-SG du 06 juillet 2020 soit aussi rendue publique pour la manifestation de la vérité.
En attendant, il est établi quand-même que 200 millions de francs CFA sont sortis des caisses de l’État le jeudi, 09 juillet, pour servir à réprimer et à tuer froidement des Maliens les 10, 11, 12 et 13 juillet; que c’est Dr. Boubou Cissé qui a ordonné le décaissement pour le compte d’un ministre inexistant et que l’urgence de l’opération a été notifiée par le Premier ministre en personne à la ministre déléguée auprès du ministre de l’Économie et des Finances, chargée du Budget, ministre titulaire qui n’est autre que le même Premier ministre. Un coin du voile est désormais levé sur le cumul des fonctions de Premier ministre avec celui de l’Économie et des Finances, un avatar de l’ère IBK.
Qui a déployé la Forsat dans le maintien d’ordre, sachant qu’elle ne peut pas et ne doit pas l’être ?
Qui a pris la décision en l’absence d’un ministre de la sécurité, seul habilité à ordonner le déploiement de la Forsat ? Les Maliens attendent les réponses. Boubou Cissé va-t-il jouer au fusible grillé en protégeant IBK ? Sera-t-il, si jeune à l’avenir prometteur, le véritable responsable des tueries? Le M5-RFP, et le peuple malien avec lui, exige en tout cas l’ouverture prioritaire et immédiate d’enquêtes judiciaires en vue de poursuites contre les auteurs, commanditaires et complices des tueries. Il est illusoire de croire que 23 âmes fauchées resteraient une énigme.
Amadou N’Fa Diallo
Source : L’aube