Mali : « Le mandat de la Minusma doit être renforcé »

0
14
photo d'illustration
Minusma (image d'archive)

ENTRETIEN. Alors que le mandat de la force onusienne expire fin juin, des défenseurs des droits de l’homme, comme Drissa Traoré, l’appellent à intensifier ses missions.

Ce mardi après-midi ont eu lieu au Conseil de sécurité de l’ONU les consultations en vue de renouveler le mandat de la Minusma (Mission intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali). Le 29 juin 2020, l’organe politique onusien avait adopté à l’unanimité la résolution 2531 (2020) prolongeant la mission de cette opération de maintien de la paix jusqu’au 30 juin 2021. Entre-temps, le Mali a connu de nombreux bouleversements, parmi lesquels deux coups d’État, et l’annonce de la fin de l’opération Barkhane après huit ans d’engagement – la Minusma dit être en train d’en évaluer les conséquences.

En revanche, les membres du Conseil de sécurité avaient fermement condamné l’arrestation du président de la République de transition, du Premier ministre et d’autres officiels par des éléments des forces de défense et de sécurité au Mali le 24 mai 2021, qui préfigurait le deuxième coup d’État en neuf mois au Mali. La Minusma se compose actuellement de 13 289 soldats et de 1 920 policiers. Même si cette force paie un lourd tribut au conflit armé (144 soldats tués au Mali depuis sa création en avril 2013), la mission de la Minusma n’est pas la lutte antiterroriste. Ses priorités résident plutôt dans l’appui à la mise en œuvre de l’accord pour la paix et la réconciliation au Mali (accord d’Alger signé en 2015), et « d’une stratégie malienne globale à orientation politique pour protéger les civils, réduire la violence intercommunautaire et rétablir l’autorité et la présence de l’État ainsi que les services sociaux de base dans le centre du Mali ».

Plusieurs notes et rapports étayent l’examen du renouvellement de sa mission, et notamment celui du secrétaire général de l’ONU daté du 1er juin 2021. Brossant un état des lieux sur une période d’un an, il note tout d’abord que « les conditions de sécurité au Mali et dans la sous-région du Sahel ont continué de se détériorer », et que la mise en œuvre de l’accord d’Alger a piétiné. Le rapport souligne aussi que « la période considérée a été marquée par une forte détérioration de la situation des droits humains ». En cause, les attaques de groupes extrémistes violents, les violences intercommunautaires – qui ont reculé dans les cercles de Bankass, Koro et dans la région de Bandiagara à la faveur d’accords de paix locaux –, de nouvelles violations « dans le contexte d’opérations de sécurité ou de lutte contre le terrorisme » et une forte augmentation des enlèvements dans le centre du Mali, « imputables en grande partie à des groupes armés et milices communautaires ». Et de préciser que « la situation des femmes et des filles demeure épouvantable, notamment car celles-ci ont continué d’être les principales victimes de la violence sexuelle liée aux conflits ». En marge de ce renouvellement de la mission de maintien de la paix onusienne, l’Association malienne des droits de l’homme (AMDH) et la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) ont recommandé au Conseil de Sécurité « de conserver un mandat fort en matière de protection des civils et d’accompagnement du processus de transition politique ». Coordinateur national de l’AMDH et juriste spécialiste des droits de l’homme et du droit International humanitaire, Drissa Traoré s’en explique.

Le Point Afrique : Qu’est-ce qui a motivé cet appel de l’AMDH à renforcer le mandat de la Minusma ?

Drissa Traoré : Cela répond à plusieurs objectifs. Nous pensons d’abord qu’il est important, voire indispensable, que la Minusma appuie les autorités maliennes afin de mieux faire face aux défis sécuritaires actuels, mais aussi le processus de transition en vue d’aboutir à des élections (présidentielle et législatives, NDLR) crédibles, transparentes et apaisées, le 27 février 2022. Car la crise sociopolitique née des deux coups d’État survenus en 9 mois a mis à mal les institutions maliennes, tout en contribuant à la volatilité du contexte sécuritaire. À cet égard, l’accompagnement de la communauté internationale est souhaitable.

Nous attirons aussi l’attention sur la Division des droits de l’homme et de la protection ainsi que la Section des affaires judiciaires et pénitentiaires de la Minusma, qui jouent un rôle important dans le cadre du monitoring des violations des droits humains, et dans l’appui technique des autorités judiciaires en vue de renforcer la chaîne pénale. Ces instances nous permettent de mieux faire face au traitement des nombreux crimes commis depuis le début du conflit en 2012.

Fin 2018, vous avez publié avec votre partenaire la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) un rapport intitulé « Les populations prises au piège du terrorisme et du contre-terrorisme ». Il documentait les méthodes et l’enracinement local des djihadistes dans le centre du Mali, l’intensification des conflits intercommunautaires, mais aussi les exactions commises par les forces antiterroristes, en recoupant plus d’une centaine de témoignages. Vous exercez donc déjà vous-même un monitoring sur les violations des droits de l’homme commises, en quoi celui de la Minusma est-il important ?

L’accès à certaines zones est très difficile, voire impossible pour notre organisation. Même pour ce rapport publié en 2018, on s’est vite retrouvés limités. Aujourd’hui, par exemple, même si nous le souhaitons, nous ne pouvons pas nous rendre à Ogossagou (village peul du centre du Mali ciblé en mars 2019 puis en mars 2020 par des raids meurtriers, faisant en tout près de 200 morts, NDLR), car nous n’avons pas les moyens sécuritaires requis. Et il n’est pas envisageable que nous nous fassions accompagner par les forces armées, car cela risque de biaiser l’enquête et l’information qu’on pourra recueillir. Donc, nos rapports se heurtent à ce genre de limites qui engendrent de nombreuses lacunes dans la documentation des violations des droits humains commises. Or, la division des droits de l’homme et de la protection de la Minusma, elle, peut se déplacer sur des terrains divers en temps réel, et elle fait selon nous un travail remarquable.

Le 30 mars, la Minusma a publié les résultats de son enquête menée à la suite de la frappe aérienne des forces françaises à proximité du village de Bounty, le 3 janvier 2021, dans le cadre de l’opération Barkhane. Au moins 22 personnes ont été tuées et au moins 8 civils ont été blessés. Les forces françaises ont affirmé avoir ciblé un groupe armé terroriste, mais les auteurs du rapport de la Minusma ont émis des réserves sur cette version, et ont confirmé qu’un mariage réunissant une centaine de civils parmi lesquels cinq personnes armées était célébré au moment de la frappe. Comment avez-vous accueilli ces conclusions ?

Nos organisations ont été les premières à réagir pour accueillir de façon favorable ce rapport de la Minusma, mais surtout pour demander aux autorités françaises et maliennes de diligenter une enquête indépendante pour faire la lumière sur cette situation. Nous avons rappelé que seule une enquête indépendante permettrait de lever l’équivoque et de corroborer ou non les informations contenues dans le rapport de la Minusma, et qu’il était vain de nier les faits. Il nous semble impérieux dans ce contexte que la justice puisse ouvrir une enquête, mais malheureusement, peu d’efforts ont été fournis dans ce dossier-là à notre connaissance. Mais cette situation illustre bien pourquoi le renouvellement du mandat de la Minusma est important à nos yeux. L’absence d’une institution telle que la Division des droits de l’homme pourrait constituer un véritable frein à la protection des droits humains dans le contexte de cette crise.

À cet égard, la Minusma a recensé en un an 422 violations des droits de l’homme et atteintes à ces droits (exécutions extrajudiciaires, actes de torture, disparations forcées, enlèvements, pillages ou destruction de biens), soit 13 de plus que pendant la période précédente. Ces actes sont imputables aux groupes extrémistes violents (110 actes recensés), aux groupes armés et milices communautaires (97), mais aussi aux forces nationales (92) et aux autorités judiciaires (68). Sans parler des bavures ou dommages collatéraux des forces étrangères. Ces chiffres rappellent le faisceau de violences qui visent les civils, et qu’on ne peut imputer qu’aux seuls groupes djihadistes…

Oui, les populations sont prises au piège, avec ces exactions commises par une diversité d’acteurs. Si vous regardez les chiffres récents communiqués par l’ONG Acled, il apparaît que 2020 a été l’année la plus meurtrière au Sahel, avec environ 2 400 victimes au Mali, au Burkina Faso et au Niger. Et l’intensification des opérations antiterroristes a notamment eu comme conséquence une hausse du nombre de civils ou de suspects non armés tués par des forces armées de ces trois pays frontaliers, qui est supérieur à celui des victimes des groupes extrémistes.

C’est un constat d’échec de l’approche basée sur le tout sécuritaire. Il faut aller vers une autre approche qui prendrait en compte les besoins des populations. On a besoin d’une analyse des causes profondes du conflit, d’un renforcement de la protection des populations, de l’aide humanitaire. La politique de tolérance zéro vis-à-vis des violations des droits de l’homme doit aussi être de mise dans les accords de partenariats y compris avec la France, même si elle se désengage aujourd’hui sur le plan militaire. Jusque-là, peu d’efforts ont été faits. Depuis 2012, nos organisations demandent la tenue de procès pour permettre à ces victimes d’exactions d’accéder à leurs droits à la justice mais surtout, de jouir du droit à la vérité, et à la réparation. Le fait que les forces de défense et de sécurité puissent continuer de perpétrer des violations des droits humains sans être jugées est inadmissible, car cela sape la confiance des populations civiles.

Au-delà de ce qui définit le mandat de la Minusma sur le papier, en quoi cette force contribue-t-elle ou peut-elle contribuer à la protection des populations civiles d’après vos observations sur le terrain ?

Aujourd’hui, le contexte sécuritaire est toujours volatil en dépit de l’engagement des Casques bleus et d’autres forces internationales, nationales ou régionales. Et si certains réclament le départ des forces étrangères, il ne faut pas se leurrer, l’armée n’est pas encore prête à faire face, seule, aux défis sécuritaires. Nous avons besoin des Casques bleus : même s’ils ne sont pas aussi efficaces qu’on pourrait l’espérer, ils constituent une force de dissuasion. Mais le mandat de la Minusma doit être renforcé, non seulement sur le plan militaire, mais aussi sur le plan civil et politique avec comme priorité la protection des populations civiles, car ce sont elles qui continuent à payer le lourd tribut de ces conflits.

Que faudrait-il renforcer concrètement pour mieux assurer la sécurité des civils ?

Les effectifs, et surtout les moyens logistiques pour permettre à ces forces d’être davantage pro-actives en matière de sécurisation des populations civiles. Au-delà des moyens matériels et logistiques, se pose aussi la question de la doctrine de maintien de la paix de cette force onusienne – et non de lutte contre le terrorisme. Et sur ce point-là, nous sommes bien conscients qu’il sera difficile de faire évoluer leur mission, même si nous aurions souhaité que les forces onusiennes puissent être plus présentes aux côtés des Famas et du G5 Sahel.

Comment la Minusma est-elle perçue par la population ? Elle semble parfois indésirable, comme à Aguelhok, une ville du nord à environ 200 km de la frontière algérienne. Depuis l’attaque d’un camp de la Minusma début avril par le JNIM, groupe dirigé par Iyad Ag Ghali, et les représailles des soldats tchadiens de la Minusma qui ont provoqué des dommages collatéraux, des ressortissants d’Aguelhok demandent la délocalisation de ce camp et la justice pour les civils exécutés…

La Minusma n’a pas vraiment bonne presse au Mali. Cela s’explique par le fait que les populations ne bénéficient pas de la sécurité suffisante pour vaquer à leurs occupations, retourner aux travaux champêtres, emmener paître le bétail. L’insécurité ne permet pas non plus la réouverture des écoles – ou très partiellement –, ni d’aller aux foires hebdomadaires… Les différentes activités économiques dans les régions du Nord, du Centre, et parfois du Sud sont mises à genoux à cause de l’insécurité. Et forcément, les gens s’interrogent sur le bien-fondé de la présence de toutes ces forces armées. Les autorités doivent écouter davantage les populations et comprendre leurs frustrations. L’AMDH estime qu’il faut redéfinir les indicateurs en termes de sécurité. Au lieu du nombre de terroristes neutralisés, nous préconisons de prendre plutôt en compte les besoins des populations, le nombre d’écoles rouvertes, l’accès aux marchés, aux foires, la reprise des activités agricoles ou pastorales.

Dans son mandat, la Minusma tente aussi d’accompagner le retour de l’État dans des zones que ses agents avaient désertées. Comment cela se traduit-il sur le terrain ?

L’absence de l’État remonte à plusieurs années et cette absence a pour principal corollaire la difficulté d’accès de la population aux services essentiels de base, comme la santé, l’éducation, la justice. Cela favorise la présence de djihadistes dans ces zones-là. Ils essaient de se substituer aux autorités établies. Aujourd’hui, on ne peut pas vraiment dire que ces problèmes sont en train d’être résorbés. C’est vrai qu’il y a eu quelques tentatives, accompagnées par la communauté internationale, de redéploiement de l’administration dans certaines zones Mais les agents estiment ne pas être en sécurité et rechignent à regagner leurs postes. Donc, en dépit de ces efforts, beaucoup reste à faire pour sécuriser ces zones et permettre à l’État d’être pleinement aux côtés des populations abandonnées depuis plusieurs années.

La lutte contre l’impunité demeure un levier important pour réinstaurer l’État de droit et prévenir d’autres crimes, un levier sur lequel le Mali et la communauté internationale doivent s’appuyer. Cela se traduirait par des réponses judiciaires adéquates aux dossiers relatifs aux violations graves des droits de l’homme y compris les violences sexuelles liées aux conflits. Ces dossiers sont pendants devant la justice malienne depuis 2012. Et au-delà du traitement de ces dossiers, il faut accélérer les enquêtes en cours sur les massacres commis contre les populations civiles, qu’il s’agisse d’Ogossagou ou du village dogon de Sobame Da, pour ne citer que ceux-là. À ce jour, il n’y a pas eu de réponses judiciaires. Il faut que ces enquêtes avancent et aboutissent à des poursuites judiciaires.

Source: https://www.lepoint.fr/afrique

Laisser votre commentaire