Interférence supposée de la France, organisation des élections, situation sécuritaire, relation avec Wagner… À deux mois de la fin réglementaire de la transition, le ministre des Affaires étrangères et de la Coopération Internationale Abdoulaye DIOP répond aux questions de « Jeune Afrique ».
Depuis qu’il a endossé le costume de ministre des Affaires étrangères en juin dernier, les journées sont longues pour Abdoulaye DIOP, et les nuits courtes. Ambassadeur d’un pays isolé sur la scène diplomatique, il multiplie rencontres et voyages pour plaider en faveur de la prolongation de la transition auprès des partenaires internationaux.
Jeune Afrique : Les autorités de transition s’étaient engagées auprès de la CEDEAO à tenir l’élection présidentielle le 22 février 2022. L’échéance a finalement été repoussée à cause, dites-vous, d’une «situation sécuritaire qui ne permet pas la tenue des élections». Le gouvernement a-t-il les moyens d’éradiquer l’insécurité et de ramener l’administration partout dans le pays dans un délai raisonnable ?
Abdoulaye DIOP : Nous ne sommes pas naïfs au point de penser qu’il faut 100 % de sécurité pour conduire des élections. Cependant, quand nous avons signé la feuille de route de la transition, l’ambition des autorités était d’œuvrer à améliorer la situation sécuritaire de Kayes jusqu’à Mopti, dans le centre du pays. Quand la France a décidé de procéder au désengagement d’un certain nombre de ses soldats présents sur le sol malien, nous étions dans la dynamique de déployer notre dispositif. Le départ des forces spéciales sur trois des cinq emprises que comptait l’opération Barkhane [Mopti, Tessalit et Tombouctou] a contraint l’armée malienne à revoir sa stratégie pour combler le vide sécuritaire laissé dans les zones désertées.
Que fait le gouvernement pour améliorer la situation sécuritaire ?
Le gouvernement fournit des efforts importants pour améliorer le maillage du territoire, et créer les conditions pour la tenue des scrutins. De gros investissements humains et matériels sont en cours. Cette mobilisation nous permettra d’élever le niveau de sécurité dans les plus brefs délais. Sur les 19 régions du pays, seules cinq réunissent les conditions minimales. Nous aurons besoin de l’aide de nos partenaires – CEDEAO, Union africaine, Union européenne – pour ramener la stabilité dans la plupart des zones.
Concrètement, quels critères vous permettront de considérer qu’un niveau de sécurité optimal a été atteint ?
Nous allons faire une évaluation minutieuse des zones où l’insécurité sévit, et identifier les lieux où nous pensons être en mesure de déployer une équipe électorale avec le matériel adéquat. Nous allons procéder au cas par cas, il n’y a pas de situation idéale.
Un nouveau calendrier a-t-il d’ores et déjà été fixé ?
La question est toujours en examen. Nous souhaitons que la nouvelle feuille de route de la transition et le nouveau chronogramme fassent l’objet d’échanges entre les forces vives de la nation dans le cadre des assises nationales pour la refondation du pays. À l’issue de cette vaste concertation, le gouvernement pourra présenter à la CEDEAO et à la communauté internationale, un nouveau déroulé des élections. Ce n’est plus qu’une affaire de semaines.
Comprenez-vous que certains hommes politiques et une partie de l’opinion publique s’impatientent au regard des nombreux reports des assises ?
Elles ont été repoussées par le Panel des hautes personnalités, chargé de piloter le processus, dans l’unique but d’aller vers plus d’inclusivité. C’est dans ce sens que le chef de l’État rencontre depuis quelques jours l’ensemble des forces vives de la nation, y compris les partis politiques opposés aux assises. L’Adema (Alliance pour la démocratie au Mali), l’une des plus grandes formations politiques du pays, a décidé de finalement monter dans le train. Je comprends les inquiétudes mais il n’y a pas de dérapage. Le processus reste sur les rails et les assises se tiendront.
Le 2 décembre dernier, vous avez critiqué sur Twitter le positionnement de l’ambassadeur du Niger à l’ONU. Celui-ci venait de déclarer que les conditions sécuritaires ne sont pas réunies pour organiser des élections crédibles, apaisées et transparentes en Libye. Pourquoi êtes-vous intervenu ?
C’est au peuple libyen de juger de son aptitude à conduire des élections. J’ai fait preuve de solidarité envers nos frères libyens puisque cette critique peut aussi s’appliquer à l’examen de la situation du Mali. Nos deux nations sont certes différentes, mais nous rencontrons, toutes deux, des problèmes sur le plan sécuritaire. C’est à cause de cette insécurité que les élections ne peuvent pas se tenir au Mali. Hélas, nous ne pensons pas avoir été entendus ni compris.
Par qui ne pensez-vous pas avoir été entendus ?
Par nos interlocuteurs de la CEDEAO et de la communauté internationale. Les Maliens ont le sentiment que ceux-là ont tendance à avoir deux poids et deux mesures dans l’examen de la situation de certains pays de la région.
Votre critique s’adresse-t-elle au Tchad où la communauté internationale en général, et la France en particulier, a soutenu la prise de pouvoir de Mahamat Idriss Deby ?
Je ne pointe personne du doigt. Ces nations demeurent des pays amis. Je fais simplement remarquer qu’il y a une différence de traitement entre le Mali et certains pays où les militaires ont pris le pouvoir, et des pays où des Constitutions ont été changées.
En fonction de ses intérêts, la communauté internationale a une double lecture. C’est déplorable puisqu’elle fait fi de l’application des principes démocratiques et des règles de droits qui doivent être uniformes, et s’appliquer de manière impersonnelle à tous. Nous en appelons à la cohérence de la part des acteurs internationaux, à de l’équité et à plus de distance dans l’appréciation des situations. Aujourd’hui, nous avons clairement le sentiment qu’il y a un acharnement contre le Mali.
Pourquoi il y aurait-il cet acharnement contre votre pays ?
J’aimerais comprendre la démarche de ceux qui sont derrière cette obstination. Certains d’entre eux ont sans doute le sentiment que les autorités maliennes ne sont pas assez accommodantes ou qu’elles ne sont pas là pour suivre leurs intérêts à eux.
À l’issue d’un sommet extraordinaire organisé le 7 novembre dernier à Accra, la CEDEAO a décidé d’appliquer des sanctions individuelles aux membres du gouvernement et du CNT, excepté vous et le président de la transition. Comment les avez-vous vécues ?
Nous en avons pris acte et les avons regrettées. La coercition n’est pas la solution et nous souhaitons que le dialogue se poursuive avec nos différents partenaires. L’État malien est prêt à faire le pas nécessaire pour aller vers les élections. C’est dans ce sens que le conseil des ministres a adopté le projet de loi électorale qui intègre la question de l’organe unique chargé d’organiser des élections transparentes et crédibles. Nous comptons sur l’accompagnement de l’ensemble des partenaires du Mali pour une mise en opération rapide de cet organe. C’est un élément déclencheur du processus qui atteste de notre volonté d’aller de l’avant.
Est-ce la France que vous ciblez ?
La France en est l’exemple. Les membres de la CEDEAO sont assez matures pour apprécier la situation de notre pays et prendre un certain nombre de mesures.
Ces derniers mois, le président du Niger Mohamed Bazoum n’a pas été tendre à l’égard du Mali, allant jusqu’à dire qu’il « ne faut pas permettre que des militaires prennent le pouvoir parce qu’ils ont des déboires sur le front ». Quelle est la nature des relations entre Bamako et Niamey ?
Je ne souhaite pas critiquer un chef d’État par voie médiatique. Le Mali ne privilégie pas la diplomatie du mégaphone. De notre côté, nous continuons à maintenir le dialogue avec tous nos voisins, et souhaitons continuer à renforcer nos relations d’amitié et de fraternité. Il faut cependant demeurer lucide et conscient des jeux et manœuvres qui essayent de nous opposer les uns aux autres. Le Mali n’entre pas dans cette dynamique et reste constructif.
À la fin du mois de septembre, des rumeurs évoquant la signature « imminente » d’un contrat entre la société privée russe Wagner et l’État malien ont été entendues. Où en est le processus ?
Il n’y a pas de société de sécurité privée de ce nom qui opère au Mali et il n’y a aucun contrat, ou acte, posé dans cette direction. Nous l’avons appris par voie de presse. Nous prions ceux qui avancent ces rumeurs de nous présenter des preuves. En revanche, nous coopérons avec l’État russe avec lequel nous entretenons une relation de longue date.
Au-delà des liens historiques qui lient les deux pays, pourquoi avez-vous fait le choix de re-dynamiser vos relations avec Moscou à un moment où la France, l’alliée historique, se braque contre vous ?
Les échanges entre nos deux pays n’ont jamais cessé. En 2015, j’ai effectué une visite officielle à Moscou. Celle-ci n’a pas bénéficié de la couverture actuelle. L’ancien ministre des Affaires étrangères Tiébilé DRAME s’y est rendu aussi en son temps. La mauvaise publicité autour de notre coopération avec la Russie vient de cette affaire Wagner.
Notre stratégie est de diversifier nos partenaires en renforçant les relations avec les anciens amis et en explorant de nouveaux horizons diplomatiques. Nous veillons à ce que cela se fasse avec efficacité, notamment sur le plan sécuritaire. La Russie peut nous aider à surmonter ces défis.
Cette affaire Wagner avait jeté un froid dans les relations entre Paris et Bamako. Qu’en est-il à présent ?
La France est un pays partenaire avec lequel nous souhaitons garder de bons rapports. Le problème, c’est l’approche qu’elle adopte vis-à-vis du Mali. Nous souhaitons que les incompréhensions que nous traversons soient surmontées, dans un respect mutuel et dans une relation d’égal à égal. La coopération entre les deux pays doit être plus constructive, sans ingérence de Paris dans les affaires maliennes.
Comment avez-vous appréhendé le retrait progressif de Barkhane sur votre sol ?
Les conditions dans lesquelles ce désengagement a été fait nous ont surpris. Il aurait fallu travailler ensemble pour que celui-ci se déroule dans un esprit de responsabilité en tenant compte de la complexité sécuritaire sur le terrain.
Source : Jeune Afrique Avec Info-Matin